Jardin d’enfance

 

L’enfant se sentait si seul et si désarmé au bord de cette rivière sauvage. Il scrutait le courant et apercevait dans les ondulations des algues vertes les ventres argentés des poissons. La rivière torrentueuse fut qualifiée de courants océaniques, de fortes houles, de tempêtes, les tourbillons de  trous vertigineux, de gouffres marins et les vairons qui se hasardaient sur le bord, de monstres des profondeurs. L’insouciance de l’enfance avait repris sa liberté. 

Avec les graviers il construisit un premier barrage, puis un chenal conduisant à un second puis à un troisième barrage puis un quatrième, puis un cinquième, puis un canal assez large s’ouvrant sur le courant, formant une boucle qui se remplit d’eau courante. Avec des bouts de bois flottés il improvisa des écluses. Il en était si absorbé qu’il en oublia son chagrin, son désespoir d’orphelin, les vexations endurées au foyer.

Elise aimait parler aux arbres. Leurs bruissements et leurs chuchotements chatouillaient ses oreilles. Leurs reflets palpitants dans la rivière y créaient un paysage à la fois féerique et mystérieux à travers le brouillard. Son regard suivit le serpentin dessiné à la surface de l’eau par la longue queue d’un oiseau.

La bergeronnette rasait les gradins vides des rives en quête de miettes laissées par les promeneurs du dimanche. Elle finit par se poser au milieu de la rivière sur le promontoire rocheux qui partageait le fort courant en deux gerbes rugissantes. Les sentiers désertés par les familles, les pêcheurs en herbe et les enfants avaient retrouvé leur sérénité.

La petite fille flânait le long du rivage, en respirant les parfums capiteux des jasmins et des chèvrefeuilles dans l’intimité du soir. Un rideau de vapeurs envahissait progressivement la surface de l’eau et montait à l’assaut des berges jusqu’à engloutir le chemin. Ce décor champêtre animé et joyeux de l’après midi, prenait maintenant des allures de rêve à travers les voiles ombrées de la lumière chancelante.

La petite fille à la robe d’organdi blanche surgit auréolée d’un halo de brume devant le jeune garçon surpris de s’être laissé surprendre. Elle tenait à la main un bâton et fouaillait le fond de l’eau devant l’entrée du chenal construit par l’enfant.  Des volutes de boue obscurcirent le circuit d’eau. Elle grattait le fond avec énergie puis lui dit « je m’appelle Elise. Et toi ? Tu t’appelles comment ? » L’enfant ne répondit pas, trop habitué à être rudoyé par les autres enfants. Il était sur la défensive, le cœur battant comme un tambour, les poings serrés dans les poches, désarçonné par tant d’impudence et en colère devant sa construction devenue ocre sale.

Un chant lointain qui se rapprochait à grande enjambée fit diversion. Les deux enfants interdits virent le gardien avec sa cape, son képi s’approcher à grands pas sur l’autre rive. Instinctivement, Élise saisit la main du jeune garçon, l’entraîna dans les fourrés de l’autre côté du chemin. Les deux enfants accroupis étaient devenus complices.Disciple de l’opéra, le gardien chantait maintenant à tue-tête, certain d’être l’unique auditeur de son récital. L’air vibrait de sa voix de ténor profonde et chaude, remplissant l’espace de sa splendeur comme la queue d’un paon en parade nuptiale. Puis le chant s’éloigna et les deux enfants sortirent de leur cachette, heureux d’avoir échappé au garde.

Stupéfait et ravi le garçonnet découvrit deux énormes monstres dans l’un de ses barrages et d’un geste vif il en referma les accès et les pris au piège. Deux poissons chats, déclara Élise satisfaite. Ils jouèrent un moment à taquiner leur prise. L’enfant dit soudain : « Moi c’est Thomas ! Ça y est on est enfermé dans le parc. Ils vont me chercher partout mais ils ne me trouveront pas ! « 

Au dessus d’eux, le raffut des oiseux s’était tu brusquement. Élise mit un doigt sur sa bouche et lui fit signe en lui montrant le cerisier derrière. Là, sur une branche qui ployait sous le poids des cerises, le museau pointu puis le plastron blanc d’une fouine apparut. Elle évoluait en ondulations agiles, d’une branche à l’autre et se régalait des fruits les plus mûrs. Toute à son affaire, l’animal ne remarqua pas les enfants qui observaient son manège, avant de grimper à l’arbre pour partager son propre festin. Le concert des oiseaux reprit d’abord timide puis de plus en plus fort. Le vent se leva soulevant des nuages de poussières et des volées de chardonnerets.

Dans la lumière hésitante, l’abondante chevelure des marronniers frémissait sous la houlette des courants d’air qui ramenait enfin la fraîcheur tant espérée. Le mariage blanc des ombellifères se balançait dans le vert sombre des fourrés créant une atmosphère propice à stimuler leur imagination enfantine. Main dans la main, les deux enfants explorèrent tout le parc, immense terrain de jeux, avec leur imagination vagabonde qui leur livrait des instructions secrètes, cryptées sur de simples papiers de bonbon colorés ramassés parmi les vestiges de l’abbaye.

  Assis au bord du canal, les enfants s’amusèrent à faire des devinettes dans la tiédeur de cette nuit d’été et à deviser comme de vieux sages sous la clarté de la lune. Ils se livrèrent l’un à l’autre leur tragédie enfantine. Elise fuyait aussi l’atmosphère lourde d’une famille en deuil d’une aînée si parfaite. C’était une nuit sans nuage, une nuit de pleine lune où l’on y voyait comme en plein jour. Ce fût une nuit de douceur, une nuit consolatrice, de celle qui panse les blessures de l’enfance meurtrie, une nuit guérisseuse de l’âme.

Un cerceau sombre de verdure entourait le bassin à l’entrée du domaine. Le génie des lieux y avait laissé son empreinte de mystère et d’invitation. Au doux murmure de la fontaine, un frisson d’eau sur de la mousse, se mêlait les hululements persistants d’une chouette hulotte qui marquait son territoire. Mais les enfants ne l’entendirent pas. Ils dormaient profondément serrés l’un contre l’autre dans la guérite du garde, du sommeil réparateur de l’innocence retrouvée.

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