Sa passion pour les chiffres avait fait de Monsieur Martin ce qu’il était, c’est-à-dire un compteur de mouton hors pair! Vêtu de son habituel complet gris, juché sur des échasses en hêtre vernis, Monsieur Martin arpentait les prairies à la recherche du plus petit agneau, de la dernière brebis égarée, du bélier le plus entêté à se faufiler dans les recoins périlleux de la montagne. Aucun ovidé n’échappait à sa vigilance. Il les classait en trois ensembles distincts qu’il dénombrait avec un plaisir fou.

“1, 2, 3, 4,” Monsieur Martin comptait méticuleusement chaque bête, à voix haute. “23, 24, 25, 26, ” Il articulait avec gourmandise chacun des nombres sacrés. “37, 38, 39, 40 béliers!” Monsieur Martin aimait ce chiffre rond, il en éprouvait une grande satisfaction. Les chiffres étaient fiables, toujours les mêmes, il les répétait en boucle, sans jamais être trahi par eux. “1, 2, 3, 4,” Leur petite musique caressait son oreille par deux fois. C’était le cadeau de la montagne, dont l’écho lui offrait une compagnie réjouissante. “12, 13, 14, …” Silence… “14…” Monsieur Martin sentit des picotements lui parcourir la nuque. Quelque chose n’allait pas! 14 agneaux? c’était un de moins que d’habitude! Monsieur Martin avait beau se retourner dans tous les sens, vérifier les cachettes les plus sournoises, aucun agneau ne venait compléter sa série magique. Et le 15? mais où était le 15?! Un sentiment d’incomplétude fort désagréable l’envahit. L’angoisse monta encore d’un cran lorsqu’il se demanda si le nombre des brebis avait pu changer également. Il devait en avoir le cœur net!

“1, 2, 3, 4,” L’agitation qui montait en lui devenait insoutenable. Son cœur s’emballait, son costume s’humidifiait, ses jambes vacillaient. A plusieurs reprises, il manqua de tomber du haut de ses échasses, ce qui n’arrangeait pas du tout son état! “13, 14, 15, 16,” La vue de Monsieur Martin se brouillait. Il devait trouver une solution pour ne pas se tromper. “27.27, 28.28, 29.29, 30.30,” En doublant les chiffres, il se rassurait d’un écho supplémentaire qui, par la magie des mathématiques, venait multiplier par deux sa répétition, et amener à son oreille quatre caresses numériques. Mais cela ne provoqua pas l’égaiement escompté. Malheureusement Monsieur Martin était condamné à poursuivre ainsi sa litanie. “37.37, 38.38, 39.39, 40.40!” Monsieur Martin poussa un soupir de soulagement. “40 brebis!” exulta-t-il en levant les bras au ciel. Lorsqu’il les redescendit, son regard suivit leur mouvement. A ses pieds, il vit soudain une forme blanche se frotter à ses échasses. La forme se mit à bêler avec provocation. Monsieur Martin ouvrit alors de grands yeux ronds et balbutia “… 41 ?” Incrédule, il reprit le compte à zéro “1.1, 2.2, 3.3, 4.4,” Monsieur Martin poursuivait en boucle, mais le résultat demeurait le même : il y avait bel et bien 41 brebis! Un agneau manquant était certes un véritable affront. Mais une brebis en plus, cela n’avait aucun sens! Monsieur Martin se liquéfiait peu à peu. Son monde s’écroulait. Il comptait et recomptait ses brebis. Il ne pouvait croire que les chiffres lui mentaient de la sorte! Ce ne pouvait être que son cerveau qui lui faisait défaut. Monsieur Martin compta donc ses moutons jusqu’à épuisement : son corps et son esprit finirent par le lâcher complètement.

Ainsi, Monsieur Martin perdit connaissance avant même d’avoir compris une chose : les moutons ne constituaient pas des ensembles de nombres entiers naturels comme les autres. En effet, chez lui, Monsieur Martin pouvait compter sans relâche le nombre de ses vêtements dans la penderie (5 chemises, 5 vestes, 5 pantalons, 1 gilet) ou celui de la vaisselle sur l’étagère de la cuisine (5 assiettes creuses, 5 assiettes plates, 5 verres, 2 bols), sans grande surprise. S’il venait à manquer un verre, c’est qu’il était cassé. Monsieur Martin n’aimait pas ça, cependant il pouvait l’entendre. Mais ce qu’il avait oublié, c’était qu’un mouton pouvait doucement glisser d’un ensemble à un autre. Quitter celui des agneaux pour rejoindre celui des brebis, par exemple… Lorsque Monsieur Martin le réalisa, il était trop tard. Il s’était déjà enfoncé dans un coma sans fin, un sommeil cotonneux, au creux duquel il pouvait se laisser doucement aller à compter des moutons plus chimériques. “1, 2, 3, 4, 5, …” à l’infini.

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