Showtime @Anemoon

SHOWTIME

Je n’y crois pas…je n’en reviens pas d’être dans un baquet avec des trucs. Oui, des trucs. C’est bariolé, c’est ringard, et surtout, c’est vieux. Et ça pue. Cette odeur de moisi te prend au nez. Comment les autres supportent ça…Enfin c’est peut-être bien pour eux, la fripe, mais pour moi, non merci! Non, mais le scandale ! On aurait au moins pu me mettre sur un cintre…Là, il y a un gant (qui sent le moisi plus que les autres), un porte-clefs peluche, une ceinture en synthétique rouge…La honte. Ils n’ont pas compris, voilà. Voilà le monde actuel, l’ignorance crasse. On ne reconnaît pas ma dentelle délicate, la douceur de ma soie noire…et mes accroches, toujours parfaites malgré les (quelques) années de bons et loyaux services. 

Il faut dire que j’ai peu servi. Un mariage je crois. J’étais caché sous une robe parme assez quelconque…la demoiselle d’honneur, donc. Passons les détails. Secret professionnel. J’ai malheureusement connu de longues périodes dans le tiroir, entre bas noirs, chaussettes et collants. J’ai l’impression que l’on me sortait pour des rendez-vous à visée bien précise…Oui, enfin discrétion professionnelle. Mais là, il faut que je me sorte de ce bac ou je vais mourrir recouvert de moisissures. 

Je vais sauter, voilà. Il n’y a plus que ça à faire. Si je me concentre assez, si quelqu’un renverse le bac…Que quelqu’un renverse le bac!! 

Un grand jeune homme s’approche soudain et farfouille dans le maudit bac avec un air peu concentré. Et soudain son regard zoome sur moi. Et il m’attrape, et me soulève, et m’approche de son visage. Il a des yeux dorés et des cheveux auburn. Je peux le voir maintenant en entier, une plastique féline et un visage fin. Un beau gosse comme il n’y en a pas à tous les coins de rue. Je peux le dire, ceux pour qui on faisait l’effort de me porter lui arrivaient rarement à la cheville. Il me déploie un peu, me scrute, et m’embarque. 

SAUVÉ. Je suis sauvé du moisi et de la fripe…Enfin pour l’instant. Je ne sais pas si je suis un cadeau pour une amie, après je suis assez bien pour ça. Ou alors…ah non! Je ne veux pas finir autour de la taille d’un idiot qui fête son enterrement de vie de garçon, avec mes jolies attaches qui pendraient sur des jambes poilues. Si c’est ça, je reviendrai les hanter toute leur vie, je tenterai de les étrangler, je…je ne sais pas quoi car je n’ai pas de pouce préhenseur. 

Je suis ballotté dans une sacoche avec d’autres trucs. Un vernis à ongles, une lime aussi je crois. Et deux livres de poche qui sentent le neuf, et ont l’air moins prétentieux que d’autres de cette espèce. Et un feutre d’écriture violet.

« Ah, mais t’es un porte-jarretelles, toi! » me lance-t-il, perspicace. « Ah mais c’est trop, on va s’taper des bonnes barres… »

Un feutre violet typique, quoi, me confie la lime à ongles discrètement. 

J’arrive dans un lieu inconnu. À ma sortie du sac, je suis déposé sur le dos d’une chaise. Mon angoisse est au paroxysme. Je suis le seul à avoir été sorti de la besace, avec l’un des livres, Le Livre des Nuages, de Chloé Aridjis. Le beau brun le tend à un blond musclé : « Bon anniversaire! » 

L’autre a l’air heureux. Mais moi, qu’est-ce je fais là, dans ce qui ressemble à un vestiaire pour hommes? Pourtant, l’ambiance n’est pas du tout enterrement de vie de garçon, ni match de foot. 

Le jeune blond a des boucles d’oreilles bleues et porte un maquillage artistique. À l’œil gauche seulement, le droit n’est pas encore fait. 

Mon acheteur m’attrape et file me laver brièvement dans un petit lavabo. Pendant que ma soie sèche sur un cintre (un CINTRE!), j’observe, fasciné, sa transformation de beau gosse attirant tous les regards féminins ou presque, (et attisant la jalousie de tous les hommes sans exception), en une Morticia Adams sublime. Je suis SAUVÉ.

Maquillage sophistiqué, perruque auburn ombré, et il me referme sur sa taille, accrochant des bas transparents. Bien en place, on me distingue encore sous une robe noire scintillante. Quelle classe! Des applaudissements retentissent, showtime!