Elle avait devant elle un écran d’images. Des scènes violentes et rapides se fondaient les unes dans les autres pour en recomposer de nouvelles, reflets kaléidoscopiques de sa vie disloquée suivant un désordre certainement cohérent et organisé que la paresse de son esprit ne tentait pas d’élucider. Jusque là, Marie subissait passivement cette débauche torrentielle d’apparitions mentales effrayantes sortant tout droit de son cerveau torturé, tel une boîte de Pandore ouverte par inadvertance. Elle n’avait rien d’autre à faire de toute façon.

La veille, elle avait entendu involontairement  à la radio la pièce de théâtre « En attendant Godot ». La routine absurde mise en place par les deux personnages la renvoya à sa propre existence. Tout ce qu’elle faisait dans sa vie ne portait à aucune conséquence ni aucun devenir, comme ces deux hommes finalement. Pour une fois Marie s’était mise à penser par elle-même, et pour elle-même.

La vie est une pièce de théâtre, conclut-elle dont nous sommes les protagonistes et peut être serait-il plus confortable d’en être aussi l’auteur, le réalisateur et le scénariste. On pourrait ainsi changer la fin de l’histoire. Ainsi devint-elle l’espion de son propre quotidien pour y dénicher les moindres ressorts qui lui échappait encore. Ce qu’elle en conclut fut rapidement qu’elle était une proie vulnérable et sans défense, prise au piège d’une grande machinerie administrative sans tête et sans humanité qui dirigeait sa vie. Mais de quel droit se dit-elle ?

Sa perception de la réalité était comme, ralentie, atténuée, voilée dans un espace quasi intemporel. Elle aurait été bien incapable de se situer, de dire quel jour il était comme les deux clochards de la pièce, Vladimir et Estragon. Sa vie avait été mise entre parenthèses brutalement au sortir de l’enfance. Son existence était réduite à des points de suspension au cours desquels sa conscience émergente la ramenait brutalement dans un quotidien austère et triste rythmé par les repas, la promenade dans le parc, la radio et l’atelier de coloriage. Pendant ces courts instants de présence, Marie se sentait suspendue au dessus d’un gouffre terrifiant dans lequel son esprit plongeait dès que son attention n’était plus retenue. Sa vie ressemblait aux trajectoires d’une mouche ivre zigzagante contre une vitre sans espoir d’envol. Elle n’avait plus qu’à se laisser porter jusqu’au point final. C’est tout ce qu’on exigeait d’elle.

Qu’est-ce qu’elle pouvait bien attendre ici de l’existence comme ces deux clochards finalement ? Entre les quatre murs de sa petite chambre, elle s’identifiait  tantôt à l’un, tantôt à l’autre des deux marginaux de la pièce. Elle avait un petit penchant pour Vladimir, qui attendait et donc espérait  toujours l’arrivée d’un troisième homme providentiel, une sorte de Père Noël, à même d’améliorer leur condition. Cependant son compagnon aussi, Estragon semblait plus sensé car il avait conscience à la fin de la pièce que Godot ne viendrait jamais et réalisait l’absurdité de l’existence au point de tenter de se pendre.

Elle, elle avait un grand avantage sur eux deux, c’est qu’elle n’attendait personne. Elle n’attendait aucun Godot et ne croyait pas au Père Noël. Cependant ces deux là avaient au moins une chose qu’elle n’avait pas et qui les maintenait en vie, c’était leur amitié. Ils partageaient la même galère. Même si elle partageait avec les autres pensionnaires de son bâtiment la même galère, il n’y avait aucun lien entre elle et eux. Elle, elle était bien seule.

Mais la solution était là dans la pièce de théâtre. Elle avait été évoquée par Estragon puis repoussée plusieurs fois : partir, reprendre la route de la campagne. L’idée était lumineuse, Marie avait sa réponse, sa solution.

C’est ainsi que rompant avec la routine quotidienne rythmée par les bruits de la ville et les raclements des sabots dans les couloirs qui constituaient déjà pour elle une gouvernance de sa journée inacceptable par trop régulière et répétitive, elle prit la décision qui s’imposait et s’y prépara minutieusement.

Elle prit son unique petit sac, et le premier train qui se présentait jusqu’à l’arrêt déterminé par le contenu de son porte-monnaie. Elle marchait maintenant, sous un soleil de plomb dans une campagne immense à en perdre haleine jusqu’à l’horizon qui se prolongeait sans fin. Au coucher du soleil, l’horizon la conduisit aux portes d’un vieux moulin.

Une paire de souliers poussiéreux, imitation croco, de très grande pointure devant le seuil servait de niche à un gros lézard vert, que son arrivée ne dérangea pas le moins du monde. Après un temps d’observation pour satisfaire sa curiosité, l’animal se faufila prestement dans l’herbe et disparut à son regard fouillant le sol jusque loin dans la nuit qui montait.

La porte n’était pas close et l’intérieur du moulin était intact comme s’il continuait sa besogne. Cet ancien moulin à farine possédait deux paires de meules en pierre et une vielle machine à broyer le chanvre. Elle entendait maintenant distinctement le courant de la rivière par l’une des ouvertures sans fenêtre. L’escalier en bois grinça fortement quand elle s’y engagea mais ne céda pas. Là haut elle découvrit un matelas par terre, des couvertures qu’elle secoua et s’y allongea sans se poser de question comme s’ils avaient été installés là pour elle, à son intention. La paresse se lovait en elle tel un serpent lascif se meut et s’enroule autour d’une branche. Elle avait enfin trouvé son lieu de repos idéal, lui procurant une tranquillité momentanée. Elle repensait à son brusque départ et à la facilité avec laquelle elle s’était jouée de la surveillance des gardiens puis s’endormit.

L’homme observait la femme allongée qui dormait profondément. Son instinct lui dictait de ne pas interrompre ce sommeil d’abandon. Il ne distinguait pas son visage sous la masse de cheveux sombre. Il se sentait d’humeur joyeuse car il venait de lever deux beaux lièvres au collet et de glaner quelques pommes de terre qu’il cuirait à la braise. Il y en avait assez pour son estomac et pour la femme. Il attaquait maintenant le dépeçage du deuxième lièvre qu’il avait cloué sur l’une des portes. Pour enlever la fourrure proprement, il avait déposé son couperet et décollait la peau à deux mains, comme on enlève une paire de chaussette. Le spectacle, certes insolite de ces deux dépouilles sanguinolentes rivés sur la porte ne l’émouvait pas outre mesure. Il comptait bien tirer 20 euros par peau car le pelage avait pris son épaisseur d’hiver avec ses  belles couleurs d’automne.

Encore tout absorbé par ce travail minutieux, il ne la vit pas arriver, il la sentit derrière son dos. Quand il se retourna vers elle, c’était trop tard. La lame ensanglantée du couperet s’enfonçait dans sa chair jusqu’à la garde, le clouant sur la porte comme un lièvre. En même temps qu’il expirait il reconnut la jeune fille de la photo du journal. C’était la jeune Marie, échappée de l’asile, la seule survivante d’un effroyable crime. Toute sa famille avait été retrouvée dans une mare de sang, massacrée pendant son sommeil. Seule la petite Marie, âgée de 12 ans avait miraculeusement échappé à l’extermination. On l’avait retrouvée, errante, incohérente, couverte de sang et depuis, personne n’avait pu lui arracher un son. Les assassins n’avaient jamais été retrouvés.

La dernière image que l’homme emporta avec lui fut ses deux prunelles noires écarquillées d’épouvante qui mangeaient un visage de madone et sa dernière pensée fût qu’ils s’étaient tous gourés en glorifiant le Christ car en réalité, sa mère, Marie était la véritable suppliciée, crucifiée à vie dans la chair de sa chair.

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