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Mucido le peintre

Je croisais parfois, dans ma lointaine jeunesse, cet homme, son chevalet sous le bras, sa blouse maculée arc-en-ciel, pieds nus dans ses sandales hiver comme été, lorsque j’osais m’aventurer dans ce quartier médiéval en décrépitude, dit malfamé par les citadins, mais qui renfermait des richesses insoupçonnables. Les habitants partageaient le pain, la misère et les petits bonheurs. L’étroitesse des rues leur permettaient de s’interpeller de fenêtre à fenêtre, en quête des dernières nouvelles. Les gamins jouaient dans les rues aux pavés suintants, ou à cache-cache dans les traboules.

Mucido, peintre, émigré italien, faisait partie des leurs. Son accent chantant faisait résonner les vieilles pierres et rivalisait avec les tonalités gouleyantes du pays de Gnafron.

Au fil des ans, ce quartier changeait de visage. Les façades grisâtres se poudraient comme de vieilles coquettes. La ville avait de grandes ambitions : attirer les touristes. On ne voyait déjà plus les petits artisans dans leur blouse bleue, sur le pas de leur échoppe, faisant un brin de causette avec les voisins. Et puis très vite, les effluves de pizzas, kebabs, frites et barbes à papa remplacèrent les relents des bouches d’égouts. Fleurirent ensuite les bazars, objets en tout genre, pour touristes avides de rapporter un souvenir.
Réhabilitation oblige, tout ceux qui avaient grandi dans le quartier, en gardant un attachement viscéral, avaient dû s’exiler aux portes de la grande ville devant la flambée des prix de l’immobilier.
Le quartier avait gagné en propreté mais perdu son âme.

J’avais gardé l’habitude de boire, de temps à autre, un café sur la terrasse du bar qui jouxtait la cathédrale Saint Jean. C’est ainsi que je pus surprendre une conversation qui allait m’en dire plus sur la disparition de Mucido :

«… oui, j’ai été son dernier modèle. Tu te souviens ! Je grimpais sur les marches branlante de l’immeuble de la rue près du funiculaire de Fourvière. Dans son unique pièce mansardée, il avait pris soin de mettre des boulets de charbon dans le poêle qui trônait au milieu de la pièce. L’accueil enjoué, attentionné et chaleureux de Mucido donnait à ces instants une intimité magique et précieuse. Tandis que je posais nue, nous bavardions et lui, me dessinait en pensée, rectifiait la pose. Soudain, il s’arrêtait, prenait ses pinceaux et se mettait au travail. On n’entendait plus que le frottement des soies sur le lin et le ronronnement du feu. Je garderai éternellement dans ma mémoire cette musique rassurante qui me rappelle à lui. Mais au fil du temps, nos discussions s’écourtaient. Son regard ne quittait plus son tableau. Lors de cette fameuse séance qui fut notre dernière rencontre, il me fit signe de m’asseoir et lui, resta immobile devant sa toile pendant de longues minutes. J’étais devenue transparente, inutile. Il ne s’aperçut pas de mon départ. On ne le vit plus dans le quartier. Il passait toutes ses journées enfermé, seul, avec son œuvre qui comblait son existence et l’hypnotisait jusqu’à en perdre la raison. Il ne toucha plus jamais un pinceau. J’ai appris, il y a quelques jours, qu’on avait dû l’envoyer au Vinatier ».
Je réglai mon café et partis en pensant tristement : que ce soit dans ces tours inhumaines ou bien en asile d’aliénés, il s’agit dans les deux cas d’enfermement.

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