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COÏNCIDENCES                               (texte complet)

1 – La puce à l’oreille

Marchand d’oignons se connaît en ciboule
Malo l’avait plus pensé tout haut que résolument énoncé, mais l’ouïe fine de Victor, exercée à toutes les techniques d’espionnage, avait capté l’émission involontaire.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– C’est pas à moi que tu feras croire que la jolie blonde du 15 est une brocanteuse de métier. Regarde un peu son étalage, y a quasiment rien d’intéressant, que de la verroterie, des vieilles croûtes et des saletés bonnes pour la décharge, sauf…
Le marché aux puces prenait place chaque premier dimanche du mois sur la plus grande esplanade de la ville contiguë au stade mais située sous un couloir aérien. Les décollages d’avions à l’aéroport proche rythmaient l’ambiance de la fête commerciale. En habitué de ces nuisances, Malo avait suspendu sa phrase le temps de retrouver l’espace sonore nécessaire à la discussion.
– Sauf quoi ? s’impatienta Victor.
– Sauf ce petit tableau posé sur le guéridon bancal, il ne paie pas de mine mais, foi d’expert, je te parie que c’est un authentique Leblanc-Cassé.
– Sans blague !
– Faut que je trouve un moyen de l’examiner de plus près pour en être certain et sans éveiller la curiosité de la belle.
Malo alluma sa vieille pipe, signe qu’il faisait appel à toutes ses facultés intellectuelles pour résoudre le problème. Il avait plus d’un tour dans son sac et l’avait prouvé par le passé en permettant l’arrestation d’un trio de cambrioleurs très ingénieux.
– Va chercher Georges, en sa qualité de gendarme de service et à cette heure tu le trouveras sans doute à la terrasse du bar des sports, c’est son bureau habituel. Fais-lui entendre que le petit fauteuil sur lequel elle est installée ressemble furieusement à l’un de ceux qui ont été volés chez la baronne d’Aigue-Marine, ça devrait le faire bouger. Et quand elle sera prise à partie par lui j’en profiterai pour faire mon curieux… discrètement.

2 – A la brasserie

Georges n’avait pas un appétit d’oiseau et quand on l’invitait il valait mieux le savoir par avance. Attablé devant une gigantesque choucroute odorante arrosée de Riesling et très généreusement offerte par Malo, le gendarme tenait son informateur préféré au courant des événements de la matinée.
– Tu me connais, j’ai mené l’interrogatoire tambour battant. Le gugusse a tout déballé sans se faire prier. Faut bien dire que là, c’est pas du grand banditisme mais plutôt une histoire de pied nickelé.
– Alors j’avais vu juste pour le fauteuil ?
– Effectivement, le suspect a reconnu avoir « visité » le manoir de la baronne et subtilisé quelques bricoles.
– Trois fauteuils même petits, deux tableaux et de l’argenterie, tout de même !
– Il a à peine trente ans, a été ouvrier puis chômeur quand sa boîte a déposé le bilan et a roulé sa bosse un peu partout avant d’échouer ici auprès de fréquentations douteuses qui l’ont entrainé sur la mauvaise pente, c’est triste mais si tu savais combien j’en vois des comme lui !
– Mais alors la fille, c’est une complice ?
– La fille n’a rien à voir dans l’histoire, elle a rencontré le gugusse à la belle gueule hier au karaoké du bar des sports, il lui a donné rendez-vous au marché aux puces, elle venait d’arriver et il était juste parti chercher des sandwiches quand tu es passé.
– C’est pas futé de tenter de refourguer le butin de son vol ici même !
– C’est surtout pas de chance pour lui que tu sois juste passé là et que le tableau t’ait tapé dans l’œil.
– Un Leblanc-Cassé, l’enfant du pays tragiquement disparu, ça ne peut pas m’échapper ou sinon je peux fermer mon magasin et changer de métier.
– La baronne va être heureuse de retrouver ses biens d’autant qu’elle tient particulièrement à cette peinture m’a-t-elle dit.

3 – Coeur tendre

Victor était un cœur tendre dans un corps de catcheur. Il ne faut pas juger le sac sur l’étiquette, disait-il souvent quand on s’étonnait de sa grande sensibilité. Plus jeune il avait envisagé de devenir clown jusqu’à ce que la belle acrobate de cirque rencontrée lors de la foire annuelle lui avoue préférer suivre un fringant cavalier nouvellement arrivé dans sa troupe. Victor le cœur brisé avait pleuré toutes les larmes de son corps et depuis s’était évertué à s’endurcir… sans vraiment y parvenir. Heureusement Malo, dont il faisait l’éloge à qui voulait l’entendre, l’avait aidé à aller de l’avant, lui offrant inconditionnellement son amitié sincère et virile.

La jeune fille, très rapidement mise hors de cause dans le recel des biens volés, avait difficilement repris contenance après avoir été injustement accusée et Victor, ému tant par sa fragilité que par sa beauté, l’avait gentiment invité à boire un café au bar des sports, cantine quasi officielle de tous les brocanteurs réguliers.
– C’est vraiment pas de chance que vous ayez rencontré ce drôle de loustic vous allez garder un souvenir bien amer de notre petite ville, Anaïs.
– C’est la première fois que j’y viens et sans doute la dernière. Je suis juste venue retrouver une copine de fac qui comme moi était en stage dans la région. De toute façon maintenant c’est fini, je retourne à Bruxelles dans quelques jours.
– Vous portez un très joli pendentif de facture ancienne, excusez ma curiosité, c’est certainement un bijou de famille.
Victor se sentit bien mal à l’aise quand il vit la réaction suscitée par cette remarque qu’il pensait anodine. La jeune fille porta la main à son cou et caressa l’initiale ciselée d’or et d’argent, les larmes avaient brusquement surgies au bord de ses yeux et menaçaient d’inonder son visage.
– Je le tiens de ma mère, c’est un héritage très précieux, le seul lien qui me relie à son passé.
Redoutant la submersion incontrôlable, Victor détourna immédiatement la conversation et opta pour un commentaire expert de l’architecture locale.

4 – Un peintre renommé

L’odeur du tabac blond miellé dont Malo garnissait sa pipe évoquait à Victor le pain d’épices de son enfance. Son petit déjeuner n’étant plus qu’un lointain souvenir, cela suscitait en lui une envie croissante de sucrerie jusqu’à trembler légèrement. Ce n’était pourtant pas le moment de se déconcentrer car le délicat travail de restauration qu’il avait entrepris ne supporterait pas qu’il se montre maladroit. Victor posa le pinceau.
– On dirait que parler de Leblanc-Cassé touche une corde très sensible chez la baronne. Georges m’a dit qu’elle était toute émue de retrouver ce tableau et lui a avoué avoir connu le peintre autrefois. Tu as l’air de bien connaitre son œuvre ?
– C’est un enfant du pays et il s’est fait d’abord une réputation ici avant que ses tableaux ne soient remarqués dans des galeries de la capitale. Il s’était fait une spécialité de délicats portraits très précis et sensibles. Pas forcément dans l’air du temps des années 60 mais sa touche était telle que quel que soit son sujet il arrivait à susciter l’émotion, et c’est ce que l’on attend de tout artiste, n’est-ce-pas ?
– C’est vrai j’ai remarqué cette qualité sur le tableau volé, un portrait d’une jeune femme d’une infinie délicatesse, une fleur parmi les fleurs du jardin…
Victor sembla soudainement absorbé par un songe éveillé qui faisait venir à ses lèvres un sourire enfantin.
– J’aurais aimé acquérir cette œuvre, reprit Malo, la cote du peintre a sérieusement augmenté suite à la tragédie qui l’a fait disparaître, beaucoup d’épargnants cherchent ce genre de production. La rareté se paie, dans le domaine artistique encore plus qu’ailleurs. Mais j’ai cru comprendre que sa propriétaire n’avait aucune intention de s’en séparer. Je me demande bien pourquoi…

5 – Confidences

Heure à heure tout le temps s’envole, comme une rengaine malfaisante le proverbe tournait en boucle dans l’esprit de Victor. Il était tombé sous le charme de la jeune Bruxelloise mais l’allégresse n’était pas de mise, tout perturbé qu’il était à l’idée de son prochain départ. Il ne cessait de chercher par quel moyen la côtoyer, imaginant les lieux où il pensait pouvoir la rencontrer. Ce mois de juin était prodigue en douces soirées et celle-ci promettait à suivre une longue nuit propice à trainer à la belle étoile, beaucoup avaient d’ailleurs décidé d’en profiter pour faire la foire et la ville bruissait de cris de joie et de chansons.
Assise au bord du canal, le regard flottant dans le reflet des lumières du chemin de halage, Anaïs cherchait à comprendre ce qui au fond d’elle semblait la retenir en ce lieu. Sa rationalité était mise à mal par le sentiment diffus qui l’animait. Secouant la tête pour chasser ces idées dérangeantes elle aperçut Victor et lui fit signe.
Elle fut la première à rompre le silence dont ils étaient douillettement enveloppés.
– Ce n’est pas facile de parler de ma famille, l’autre jour je n’ai pas pu. D’abord parce que ma mère est décédée récemment au début de la pandémie…
Sa voix se perdit dans un léger sanglot vite étouffé. Victor n’osa rompre le charme de ce début de confidences par un témoignage de compassion, il attendit les mots suivants.
– Du côté de ma mère l’histoire familiale n’existe pas. En 1961 une terrible tempête a frappé la côte en Belgique, un ferry qui venait d’Angleterre a sombré en mer du Nord alors qu’il allait sur Zeebruges. Il y a eu beaucoup de victimes, et parmi les rescapés il y avait une petite fille de quelques mois, c’était ma mère. Pas moyen de retrouver ses parents, personne n’a pu dire qui elle était malgré les recherches. Après quelque temps elle a été adoptée par une famille flamande qui l’a nommée Elsie à cause du pendentif à son cou, seul héritage de son passé.
La grande main de Victor effleura le bras d’Anaïs et se posa en douceur sur les doigts froids et crispés de la jeune fille leur offrant un abri chaleureux. Le silence reprit sa place, maintenant habité de leurs deux respirations à l’unisson.

6 – Le tableau

Un exubérant dégradé de verts, frais, joyeux, tout plein de la sève nouvelle d’un printemps euphorique, un petit coin d’azur habité d’une légère échappe de gaze blanche aérienne, puis perchées dans des arbustes une profusion de petites fleurs aux discrètes couleurs pastel laissant tomber au sol un tapis de moelleux pétales. C’est dans cet écrin de verdure savamment étudié qu’il l’avait posée comme un joyau précieux. Assise auprès de la petite table ronde en fer forgé elle vous regardait, sereine, une citronnade à portée de main, semblant vous inviter à partager sa pause. Le blond roux de ses cheveux, le bleu lavande de sa robe d’été, tout concourrait à la douceur vivante de la peinture.
Malo était subjugué, il connaissait le peintre par quelques œuvres qu’il avait déjà pu contempler, quelques paysages et des portraits qui avaient fait sa renommée, mais ce tableau avait quelque chose de différent, un ‘plus’ difficile à définir.
– C’est une vraie splendeur Elaine, je comprends combien sa disparition a dû vous choquer et combien il est heureux qu’il soit revenu ici.
– C’est à vous que je le dois et ma reconnaissance est infinie, à la hauteur de l’attachement que je lui porte.
La baronne Elaine d’Aigue-Marine connaissait Malo de longue date et appréciait autant le professionnel de la brocante que l’homme avisé et discret. Il avait eu l’occasion de la conseiller fort justement lors de l’inventaire de son manoir à la mort du baron. Le couple n’avait pas d’enfant mais le baron avait souhaité que ses biens soient partagés entre sa femme et sa sœur, laquelle vivait à l’étranger.
– Les trois petits fauteuils volés et restitués que j’avais déjà remarqués chez vous mériteraient une nouvelle jeunesse pour décorer comme il se doit votre salon. Savez-vous que Victor, parmi ses nombreuses qualités, a des précieux dons de tapissier ?
– Voilà une suggestion très intéressante, j’y avais bien pensé mais je n’avais jamais pris le temps de concrétiser l’affaire. Voilà qui est fait, je vous les confie, enfin… je les lui confie, glissa la vieille dame dans un sourire.
Par ailleurs, reprit-elle, l’occasion se présentant aussi, je souhaiterais que vous donniez un nouveau cadre à mon tableau. Si vous ne le connaissiez pas c’est parce qu’il était dans ma chambre. Je crois que désormais je vais l’accrocher au salon, il est temps que j’assume mon passé, tout mon passé.
En cette fin d’après-midi estivale, le vent se leva chaud et lourd, un frisson passa sur la terrasse du manoir comme un fantôme égaré.

7 – Le voyage

Avril 1961

Daniel satisfait de son œuvre déposa sa palette et vint se servir à boire, déposant au passage un léger baiser dans le cou de son modèle.
– Ma sœur est ravie de nous accueillir chez elle et de te rencontrer ainsi qu’Ermine. Elle s’en est tellement voulu de me laisser en France pour aller épouser son bel anglais, elle a culpabilisé sans que j’arrive à la raisonner jusqu’à ce que enfin ma peinture ait un peu de succès. Notre binôme d’orphelins a traversé tant d’épreuves et elle a veillé sur moi si tendrement à la place des parents que nous avions perdus… Je l’adore, glissa-t-il dans un soupir.
Taquine, la jeune femme répliqua en fronçant ses fins sourcils.
– Dois-je être jalouse ? Si je dois m’appeler Madame Leblanc-Cassé, j’entends être la reine de ton cœur.
– Tu l’es déjà et sans partage, tu le sais.
Elle se leva et défroissa sa robe, une légère brise la fit frissonner.
– Je vais rajouter des lainages dans nos bagages, le printemps outre-manche ne sera pas chaud et encore moins les traversées. Quant à notre étape belge sur le chemin du retour, je crains que ce ne soit guère mieux.
Daniel la regarda avec ravissement entrer dans la maison de sa démarche dansante pour aller préparer leur voyage. Le ciel bleu n’était plus qu’une immense caresse…

***

3 semaines plus tard :
Ce mardi 25 avril, suite à une terrible tempête en mer du Nord, le ferry en provenance de Hull et à destination de Zeebruges a fait naufrage en vue de la côte belge. Un très lourd bilan fait état de 37 disparus. Les rescapés, pour certains sérieusement blessés, ont été dirigés vers les structures hospitalières flamandes.

***

Nous avons l’immense douleur de vous faire part du décès accidentel de Daniel Leblanc-Cassé, éminent membre de la Société des Peintres Normands.

8 – Au manoir

Malo lui en avait tant parlé que Victor avait l’impression de connaitre déjà la belle demeure. La baronne souhaitant consulter les échantillons de tissu sélectionnés avant de passer commande de la rénovation de ses fauteuils, il avait sauté sur l’occasion pour s’inviter au manoir au lieu de la faire se déplacer à l’atelier, prétextant qu’il était important de choisir en tenant compte de l’environnement décoratif déjà en place et de la lumière des lieux. Ignorant des usages de l’aristocratie il se demandait bien comment s’adresser à la maitresse des lieux. Devait-il faire un baise-main ? Lui donner du ‘madame la baronne’ à toutes ses phrases ? Malo avait bien rigolé devant toutes ces questions puis lui avait dit qu’elle était la gentillesse et la simplicité-même et qu’il n’y avait pas lieu de se préoccuper de cela.

Elaine avait à cœur de soigner elle-même ses rosiers, elle se réservait ce travail, laissant le reste de l’entretien du jardin au petit artisan avec lequel elle avait conclu un accord. C’est donc au pied du perron et le sécateur à la main que Victor la découvrit à son arrivée.

– Il faut être millionnaire ou bien savoir se salir les mains quand on est propriétaire d’un pareil endroit, s’excusa-t-elle dans l’impossibilité de répondre à la main tendue du nouveau venu.
Bienvenue dans mon royaume.

Une coupe courte et sportive de ses cheveux blancs, une tenue de jardinage pratique et élégante à la fois, Elaine d’Aigue-Marine ne faisait pas du tout ses presque quatre-vingts printemps.
Les trois petits fauteuils espéraient leur vie nouvelle dans un coin du grand salon, sagement disposés autour d’une table basse art-déco de belle facture sur laquelle Victor posa les différents échantillons de tissu qu’il avait choisis avec le conseil de son ami, la baronne leur ayant donné carte blanche pour une première sélection. Près de la fenêtre, ouverte sur la terrasse, le joli tableau avait pris place sur un chevalet en attendant son nouvel encadrement. La belle lumière de l’après-midi mettait en valeur toutes les nuances de la peinture et Victor, qui n’avait jamais pu observer l’œuvre de si près, découvrait de fins détails.

***

La stupéfaction et l’incrédulité n’avaient pas encore totalement disparus de son visage quand, de retour à l’atelier, il entreprit d’informer Malo.

9 – Perplexité

– T’es sûr de ce que tu as vu ? C’est peut-être le fruit de ton imagination ; Tu sais la peinture c’est pas de la photographie et même… dans une photo on peut voir tant de choses créées par les perspectives ou les ombres. En plus, depuis quelques jours j’ai du mal à te reconnaitre, tu es tellement perturbé par le départ de cette fille que tu es capable de nous faire des hallucinations !

Écroulé sur le petit sofa de l’atelier Victor réagit violemment :

– Prends moi pour un débile, je sais ce que j’ai vu, je n’ai rien inventé.

– Cool mec, je ne veux pas t’agresser, juste être sûr. Parce que là ça ouvre des perspectives assez folles.

Un grand silence s’installa. Les deux amis semblèrent plonger dans un abîme de perplexité.

– Faudrait pas en faire tout un plat et que tout ça ne soit qu’un mirage, reprit Malo songeur.

– Je confirme ce que je viens de te raconter et je jure que j’ai bien vu l’esquisse d’un pendentif au cou de la jeune-fille du tableau, et il ressemble furieusement à celui d’Anaïs.

– Peut-être que ce bijou n’est pas rare et qu’on se fait un film, et puis de toute façon la baronne ne nous a pas dit qui était le modèle de Leblanc-Cassé, c’est la première chose à savoir, après on avisera.

Malo garda pour lui la pensée qui lui vint alors : Si le cas se présente saurons-nous réveiller sans douleur des fantômes comme des souvenirs que, jusqu’à présent, submerge l’oubli ?

10 – La tragédie

– Vous contemplez là mon plus beau temps passé sans espoir qu’il renaisse, le temps du grand amour qui m’a liée à Daniel alors que j’étais encore très jeune…

– … et très belle, pensa tout haut Malo.

– C’est vrai je suis vieille maintenant et la beauté de la jeunesse s’est enfuie, releva malicieusement Elaine.

– Ne dites pas cela, soyez assurée que vous avez toujours ce charme fou que le peintre a su si bien rendre sur sa toile. Son amour pour vous a transcendé son œuvre, c’est d’une telle évidence !

– Vous êtes bien gentil mais les plus de soixante ans qui se sont écoulés m’ont dotée de cheveux blancs et de rides, et je comprends bien que vous ne m’ayez pas reconnue dans cette jeune fille à la chevelure flamboyante et au teint de rose.

– Si je comprends bien, ce tableau doit être un des derniers de Daniel Leblanc-Cassé.

– C’est même le dernier puisqu’il était à peine sec que nous étions partis pour ce qui sera son ultime voyage.

– Vous étiez donc avec lui sur le ferry qui a fait naufrage ?

Elaine ne répondit pas immédiatement, elle sembla absente pendant quelques instants, envolée en esprit vers ce printemps tragique. Un grand soupir annonça son retour dans le présent.

– Nous voyagions à la fois pour visiter sa sœur établie en Angleterre et concrétiser un contrat avec une galerie à Bruges. La tempête n’avait pas été annoncée sinon nous n’aurions pas appareillé. Elle fut soudaine et dantesque. Je me souviens de vagues monstrueuses, de notre terreur dans ces éléments déchaînés, de la force avec laquelle nous nous serrions l’un contre l’autre. Nous avons été balayés par une déferlante, c’est mon dernier souvenir, je me suis réveillée après deux mois et demi de coma… seule à tout jamais. J’avais perdu mes deux amours, Daniel et notre enfant, mon tout-petit de trois mois…

Malo tressaillit à cette révélation alors que la voix d’Elaine défaillait et faisait naufrage dans un flot de larmes incoercible.

11 – La révélation

Je ne voudrais pas vous tromper. Je ne suis sûr de rien, mais je peux affirmer qu’il est crucial que vous rencontriez au plus tôt une jeune fille qui doit très bientôt partir. Je vous demande de me croire Elaine.

La conversation s’était longuement prolongée, l’après-midi touchait à sa fin et une lumière dorée illuminait le jardin. La vieille dame, qui avait si longtemps gardé pour elle le drame qui avait marqué sa vie de jeune femme, avait trouvé en Malo une écoute bienveillante et compatissante.

– Le secret que je vous ai livré est venu au grand jour par ce tableau mis en pleine lumière. Je ne sais pas ce que vous voulez en faire mais ce que je sais de vous m’incite à vous faire confiance.

***

Anaïs avait suivi Victor sans poser de question quand il lui avait dit :

– Malo nous attend, on voudrait te faire connaitre quelqu’un avant ton départ, c’est très important crois-moi.

Alors que tous deux remontaient l’allée vers le manoir, Malo remarqua la démarche légère et dansante de la jeune fille et le pas assuré et bien ancré de son ami. Sans qu’ils se donnent la main, la complicité qui commençait à les lier transparaissait dans leur proximité.

De sa terrasse, installée dans un profond fauteuil, la baronne les regardait progresser, l’esprit en alerte et le cœur au bord du chavirage, sentant confusément que quelque chose d’inimaginable était en train d’arriver.

Anaïs, vêtue d’une jolie robe fleurie, s’était drapée dans une légère étole soyeuse, pensant à juste titre que la tombée du jour refroidirait l’atmosphère. Un facétieux rayon de soleil réfléchi par une indiscrète fenêtre vint faire scintiller le bijou qui ornait son cou.

Ce fut comme un cri.
– Ermine !
Tremblante, les yeux écarquillés, la vieille dame fixait le pendentif.

***

Une multitude d’étoiles piquetait le velours bleu-nuit du ciel mais, la fraîcheur nocturne avait contraint l’hôtesse et ses invités à délaisser ce fabuleux spectacle céleste et à s’installer dans le douillet salon. Cognac et whisky n’avaient pas été de trop pour redonner couleur aux visages et force aux esprits chamboulés des uns et des autres. Sur la table acajou les bijoux ciselés étaient rassemblés comme des facettes de la même histoire.

– Ce pendentif existe en deux exemplaires ils m’ont été offert par Daniel à la naissance d’Ermine, ce E est notre initiale commune. Le modèle a été créé par un de ses amis artiste joailler spécialement pour moi, et pour elle en plus petit. A cette époque on mettait facilement des bijoux aux bébés, sans doute moins aujourd’hui… Elle le portait sur une toute petite chaîne. Sans lui, aucune retrouvaille n’aurait été imaginable. Le pendentif d’Ermine – Elsie est notre trait d’union.

Anaïs couvait des yeux cette miraculeuse grand-mère, cadeau inestimable du destin.

– L’imprévisible tempête m’a ravi les êtres qui faisaient le sel de ma vie et aujourd’hui un merveilleux hasard me donne de rencontrer ma petite-fille dont j’ignorais l’existence. Croyez-vous aux coïncidences ?

La réponse fusa joyeuse et unanime dans un festival de regards rieurs, éblouis, amoureux et enchantés.

FIN

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