Le ménestrel

 

Habillé d’une veste à carreaux, et d’un chapeau style 1930, il fumait la pipe en marchant, comme le célèbre inspecteur, distillant sa fumée derrière lui, comme une locomotive à vapeur. Il nous avait suivi, ma grand-mère et moi tandis que je poussais la cariole jusqu’en haut du chemin qui mène à notre ferme. De temps en temps je jetais un coup d’œil en arrière, intriguée par son manège pour vérifier qu’il était encore là. Je le vis cependant s’éloigner sans hâte, sous l’orage, d’un pas bonhomme et disparaître sur le chemin, loin dans le crépuscule.

Les carreaux de la cuisine étaient devenus opaques à cause de la buée. Entre chien et loup, les bâtiments et les arbres formaient un paysage d’ombres chinoises mouvantes, balayé par le vent Avec mon doigt, je dessinais une silhouette de chatte dressée à l’affût observant par la fenêtre, comme ma chatte, ma précieuse compagne, avait coutume de le faire. Ainsi elle était toujours là, près de nous, notre belle Bibiche. Une cloche lointaine sonnait comme un glas, étouffée par la pluie et les soubresauts sonores de l’orage. De la démarche mécanique d’un pantin de foire je montais me coucher, pour écraser mon chagrin et la retrouver dans mes rêves. Notre malheur nous semble toujours intolérable, celui du voisin toujours facile à supporter.

Je le voyais souvent écrire, le beau ménestrel sur des petits carnets happant les idées et les mots qui le traversait. Il en avait toujours un en poche qui ne le quittait pas, comme sa flûte, qu’il amenait toujours avec lui. Il me composait un air quand je m’arrêtais près de lui avec mon vague à l’âme perpétuel, qu’il captait. J’en profitais que ma grand-mère composait son étalage plantaire sur le marché pour me faufiler jusqu’à lui.

Pour ce poète, un bouquet de fleurs coupées était un sacrilège à l’hymne à la vie et à la beauté de la nature, je l’avais bien saisi car c’est ainsi que je le vivais moi-même, la veille des jours de marché, en demandant mentalement pardon à chaque plante que mon sécateur martyrisait.

Puis ce fût au tour de ma grand-mère. Paix à son âme, me disais-je rageusement avec des envies de meurtres. J’avais eu plusieurs fois envie de l’étrangler de mes propres mains pour la faire taire la vieille, tant elle m’en avait fait baver pendant toute mon adolescence. Mon malheur me sembla alors tout à fait tolérable, celui du voisin plus difficile à supporter.

J’étais en train d’attaquer l’effeuillage de la cent quarante et unième fleur de sa couronne mortuaire devant l’église quand les invités de circonstance en sortirent. C’est alors que les enfants de cœur entamèrent un chant funèbre en hommage à la bigote défunte. Le cortège se forma en musique derrière le corbillard et s’ébranla jusqu’au cimetière dans un ordre parfait se déplaçant lentement en cadence comme un ballet irréel, fouetté par les bourrasques de feuilles mortes.

Seule note discordante au tableau de cette dernière représentation orchestrée par ma grand-mère, moi, sa petite fille. Ça, au moins, elle ne l’avait pas prévu ! Mais qui sait ?

Immobile j’observais la scène en spectatrice sur le bord du chemin, toute auréolée des milliers de pétales multicolores dont je m’étais aspergée. Puis je l’aperçus, adossé à un arbre, sa flûte traversière égrenait une mélodie entraînante et joyeuse, ses doigts agiles semblaient danser sur le corps de l’instrument.

Sauvage, rebelle, il émanait d’elle un parfum à la fois envoutant et léger qui me transportait. Je me pressais contre elle toute la soirée en m’efforçant de regarder le thriller à la télé “Meurtre à Manhattan” sans arriver à suivre l’intrigue tellement j’en étais tout chaviré. Je n’étais encore pour elle que le vagabond-poète qui déclamait ses vers à la cantonade tous les samedis devant la halle et qui lui écrivait des poèmes sur des cartes postales déposées subrepticement dans sa boîte aux lettres.

Mais ce soir, elle m’avait enfin ouvert sa porte et invité à entrer.

 

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