La belle aux doigts dormants

En ce temps-là, les femmes n’avaient pas de toison intime, mais Nessy, la charmante bourgade de Nessy possédait déjà un marché qui attirait de nombreux chalands.

Certains mardis, le prince Marchand s’y rendait. Marchand avait été surnommé ainsi car le prince, habituellement bon et généreux, sombrait parfois dans une profonde mélancolie suivie de terribles accès de cruauté. Il exigeait alors que ses serviteurs lui apportent des animaux sauvages qu’il tuait froidement: il tordait le cou des beaux canards du lac ou les décapitait; il exécutait de sa main les lapins de garenne.

Puis il s’installait vêtu en marchand à l’extrémité de la rue de l’Isle. Il disposait ses victimes sur un étal situé à l’aplomb de la poutre massive et trapue qui relie la dernière arcade au chapiteau d’une gracile colonne.

Ce mardi de juin, l’ombre de la rue de l’Isle rendait moins accablante la chaleur de l’été tout proche. Le prince, venant de la Porte Perrière aperçut, accroupie près de la fontaine de pierre, une gitane au visage buriné par les années.

– Je suis malade, fatiguée, lui dit-elle, je n’ai pas la force de puiser de l’eau. Aurais-tu la bonté de prendre cette coupe et de me donner à boire?

Le prince accepta: il actionna le bras de la pompe. L’eau jaillit par la bouche de la tête de bronze figurant un lion. Marchand emplit la coupe et la tendit à l’Egyptienne qui esquissa un léger sourire:

– Tu as eu pitié de moi. Je veux te remercier: bois à ton tour et, jusqu’au coucher du soleil, tu comprendras le langage des animaux.

Le prince retourna à la fontaine et but. L’eau lui sembla d’une fraîcheur inhabituelle.

Quand il voulut rendre la coupe à la gitane, il constata que la vieille femme avait disparu.

-Encore une lunatique, une pauvre folle égarée par la misère ou le chagrin, pensa-t-il.

Il reprit son chemin. Quelques pas plus loin, il croisa un chien attaché au pilier d’une arcade. L’animal se mit à aboyer. Marchand saisit parfaitement les reproches que l’animal adressait à son maître absent.

Troublé, le prince arriva à son étal. Un serviteur l’attendait. Il remit à au prince une cage dans laquelle se débattait un petit lapin de garenne aux poils noirs et luisants.

Il attrape l’animal par les oreilles et s’apprête à lui asséner le fameux coup quand il s’arrête net car il entend:

-Epargne-moi, beau prince, je t’en prie, tu ne le regretteras pas; je possède des pouvoirs magiques. Quelles que soient les difficultés ou les épreuves que tu rencontreras, tu n’auras qu’à dire:

« Petit conil,

Petit conil,

Rends-toi util’ 

et j’apparaîtrai pour te venir en aide. »

Le prince hésita quelques instants puis il appela son serviteur et lui ordonna de relâcher le lapin dans les prés proches du “Paradis”.

Marchand voulut retourner à la fontaine mais il s’immobilisa à hauteur de l’hôtel de Charmoisy. Perché sur le porche, une colombe roucoulait doucement. Prince tendit l’oreille:

«  R…r.r.r. si tu veux rencontrer l’amour

Monte au château de Nemours.

Tu y verras la Belle aux doigts dormants;

Sur sa couche elle t’attend. »

Le prince connaissait le passage qui conduit de son étal à la forteresse. Après avoir remis ses riches habits, il s’engagea dans l’étroit corridor, grimpa des marches, tourna à main gauche et bientôt s’approcha de l’entrée du château.

Pas de gardes, pas de herse.

Comme mû par une force surnaturelle, il traversa la cour, déserte elle aussi, et se dirigea vers la Tour Perrière. Il poussa une lourde porte. Les gonds grincèrent. Le prince se laissa guider par le colimaçon d’un escalier puis il pénétra dans une pièce aux murs couverts d’étranges graffitis.

Sur un lit à baldaquin reposait la Belle, alanguie, un sourire triste aux lèvres. Elle fit signe au prince qui vint près d’elle, dans la rivière du lit.

Le jeune homme, subjugué par la grâce adolescente de Belle ne se lassait pas de contempler son visage, mais il était incapable d’articuler le moindre mot.

Alors Belle lui narra sa triste destinée: à sa naissance une méchante fée lui avait prédit que jamais elle ne pourrait ressentir le plaisir – fût-il solitaire -ni rendre un homme heureux.

Sa marraine était bien intervenue pour décréter que ce mauvais sort cesserait le jour où un prince etc. mais tous avaient oublié les paroles marmonnées par cette vieille radoteuse édentée.

Depuis ses quinze ans, la jeune fille se morfondait dans la tour. Quand le prince vit des larmes couler sur le visage de Belle, il voulut les étancher de ses lèvres. Belle y joignit les siennes pour le plus doux des baisers. Ils se regardèrent longuement puis tous deux se dévêtirent. Le Prince, intimidé, commença à lui effleurer le visage, le cou, les épaules, les seins, le ventre, mais quand il voulut se montrer plus entreprenant, Belle se raidit, resserra les jambes, croisa les bras sur sa poitrine et poussa de gros soupirs. Prince lui-même devint de glace. Un charme puissant semblait contrarier leur désir: ils restaient figés, incapables de se prouver leur amour.

Marchand, désespéré, allait renoncer quand il se rappela sa rencontre avec le lapin. Il s’écria:

” Petit conil,

Petit conil,

Rends-toi util’!”

Un léger craquement … une lueur fugace … et le lapin surgit au milieu de la chambre où se répandit une symphonie de parfums.

A la belle saison, chaque matin, le prince partait galoper dans la campagne environnante. Il aimait s’arrêter au milieu d’un pré, s’étendre sur le sol et laisser tout son être s’imprégner des odeurs enivrantes de l’herbe amie du soleil, du thym serpolet, des trèfles sucrés.

Là, dans la chambre, les puissantes senteurs retrouvées, en particulier celles des œillets sauvages et du chèvrefeuille, réveillèrent son ardeur amoureuse.
En quelques bonds le petit conil vint se blottir sur Belle – nullement effrayée – dans le plus beau nid qu’on pût rêver à la fourche de deux branches. Il se frotta contre la peau nue. Aussitôt, à cet endroit, une magnifique et douce fourrure dessina un triangle noir aux reflets moirés. Le lapin regagna son domaine champêtre et disparut.

Prince reprit le voyage autour de sa tendre. Oh, les délicieuses étapes qu’il se permit! Belle de son côté découvrait dans l’instant et partageait avec Prince les plus délicates, mais aussi les plus subtiles, les plus osées des caresses. La sève amoureuse trop longtemps en latence se mettait à

bouillonner et envahissait tout son être. Comme après un interminable hiver, les fleurs foisonnaient sur une terre fertile, promesse d’un éternel été.

Prince put rendre plusieurs fois hommage à Belle qui connut enfin la vraie vie.

A partir de ce jour, plus jamais le Prince ne captura ni ne fit souffrir un animal. Il se passionna pour la cueillette des simples avec lesquels son apothicaire fabriquait de petites pilules. Bien sûr, Prince et Belle se marièrent. Les fêtes durèrent tout le mois d’août et un inoubliable feu d’artifice fut tiré au-dessus du lac.

Le conte ne dit pas si ces deux-là vécurent longtemps heureux, mais comme la princesse avala régulièrement les pilules de l’apothicaire, je sais qu’ils n’eurent pas beaucoup d’enfants.

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