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Partie I  –  N’est pas vulnérable qui veut.

 

 

chapitre 1 – Tension aux urgences

Le pied chaussé d’une vieille crocs vert grenouille, Sidonie  fixe Sybille, l’air revêche.

La tension est palpable. Mère et fille sont prêtes à se sauter à la gorge.

La vieille  femme avait dû se faire violence pour demander à sa fille unique de la rejoindre aux urgences.

D’autant plus que, depuis sa nomination   au commissariat du 15 eme arrondissement, cette dernière prenait  un air insupportable, celui de l’adulte affairé dont on gâche le temps précieux de manière dispendieuse.
Se sachant en position de faiblesse, Sidonie pressent que son salut passera forcément par un réquisitoire mordant. C’est donc l’objet du « délit » à la main, qu’elle attaque Sybille de plein fouet , en prenant à témoin les quelques patients en escale dans la salle d’attente des urgences:

– C’est du délit de faciès, ni plus ni moins! A croire que tu attendais en embuscade le moment opportun pour me lancer ton ultimatum! A la première chute, me voilà « vieille et bonne à stocker au placard », n’est-ce pas ? C’est tellement moche de ta part ma petite fille… car c’est ma fille, mesdames et messieurs , si si… c’est bien ma fille unique qui me menace ainsi!

Est-ce que je l’ai mise au clou moi, quand elle s’est cassée le bras en tombant de son skate à 12 ans? Et je ne vous parle pas de sa période gothique version  Marilyn Manson… franchement,  personne ne m’aurait jugée si je l’avais laissée sur le bas côté de la route à cette époque !
Mais non, non, moi je l’ai laissée vivre, et exprimer sa nature. Je l’ai portée, supportée, épaulée plus que de mesure –  car il faut que jeunesse se passe  – que dis-je, il faut que la vie passe,  et que surtout, elle s’épanouisse en tous corps!

Sybille, agacée regarde sa mère.
– Ok maman… ici les gens ont besoin de soins pas de philosophie de vie . Je dis juste qu’il te faut une aide à domicile ou bien une structure  qui puisse t’accueillir pour éviter de réitérer ce type d’incident.

– C’est une entorse sybille! Pas une fracture du col du fémur! J’ai 70 ans pas 150!

– 75 ans maman, 75!  En attendant, soyons clair, je ne peux pas faire des allers-retours entre les urgences et le commissariat en permanence.. j’ai une vie moi! 

– Nous y voilà ! Ma vie doit donc finir pour que débute la tienne, c’est cela! Sérieusement, j’ai juste eu un accident de talon mal fixé…. après le délit de faciès, tu veux que je te dise… Tu frôles l’abus de pouvoir.

Arrachant sans ménagement l’escarpin de la main de sa mère, Sybille l’agite devant les témoins et s’emballe:

– 10 centimètres, les talons! Faudrait que je cumule quatre paires de pompes pour atteindre cette hauteur de talon! Tu n’as plus l’âge de rouler des hanches sur les podiums maman, je ne peux pas m’inquiéter à chacune de tes frasques!

– Oui et alors? Il y a un âge limite pour se sentir féminine?  Et puis… note que cela ne serait sûrement pas arrivé si tu ne m’avais pas forcée à mettre des semelles orthopédiques… escarpins et semelles n’ont  jamais fait bon ménage!

 Sybille lève les yeux au ciel, se frotte la tempe et  s’assoit fatiguée… le sujet des semelles orthopédiques avaient déjà fait l’objet d’un précédent duel dont le seul souvenir lui donnait des palpitations…et d’un ton comminatoire , elle répète lentement et fermement, la sentence:

– Ce sera une aide-ménagère maman  ou bien… l’epadh.

– Ok pour l’aide ménagère … mais alors, c’est moi qui choisis, et « c’est mon dernier mot! » … non mais sans blague!

A cet instant, Sidonie suit alors  une jeune femme en blouse blanche et disparaît en salle de soins, sous le regard amusé des patients.

__________________

Chapitre 2 – « Des talons et des semelles »

En fixant le tableau de la petite salle de soins où le docteur allait lui poser une attelle,  Sidonie repense à sa première rencontre avec  Victoire, celle par qui tout est arrivé .

Si sa participation à des ateliers de peinture acrylique avait échoué à révéler son «  Moi artistique», elle  avait permis à Sidonie de nouer une belle amitié.

En-effet, Victoire, femme d’une cinquantaine d’années,  aux allures fantasques  vouait  une véritable passion pour les membres inférieurs : pieds, pattes et sabots en tous genres. Elle en a donc fait le principal sujet de ses créations picturales approximatives qu’elle nommait elle-même ses «croutes de pieds » ou ses « toiles au patte ».

Le vrai métier de Victoire était tout naturellement podologue. Elle tenait un petit salon en deuxième rang de la rue Falguière, un lieu connu des aficionados du pied plat et des hanches décalées.

Victoire considérait que l’on ne trouvait pas chaussure à son pied sans se donner la peine de  marcher un minimum…  d’où cet emplacement excentré qui lui valait, disait-elle, peu de patients mais des patients motivés et de qualité. Tout le monde savait qu’il s’agissait plutôt pour elle de ne pas crouler sous une « patientelle » trop importante, ce qui l’aurait empêchée de consacrer du temps  à la peinture .

Lorsque Sidonie  a dû se résoudre à porter des semelles orthopédiques, c’est donc naturellement chez son amie qu’elle s’est rendue.

Les rendez-vous chez la podologue sont devenus de vraies parties de pieds en l’air.

De poses de semelles en pauses café , Sidonie avait fini par poser pour Victoire, en tant que « modèle pied ». C’était chouette et plutôt inattendu, surtout à l’âge des oignons et des pieds déformés.

Elles étaient aussi « folles » l’une que l’autre, aussi affranchies et aptes aux petits bonheurs.

Contre toute sagesse, Sidonie avait même obtenu de faire faire une semelle orthopédique pour son modèle haute couture – des stilettos  Jimmy Choo serties de Swarovski aux talons de 10 cm – de quoi faire se retourner une girafe sur votre passage et surtout de moucher les empêcheurs de marcher haut et fort . Un caprice de fillette, certes, mais surtout un besoin irrépressible de braver sa fille en lui prouvant que, si elle acceptait de mettre des semelles orthopédiques, il ne serait en aucun cas question de lui imposer des Mephistos ou autres chaussures à semelles compensées pour le reste de ses jours.

Venons en à l’incident. Aujourd’hui, Victoire a organisé son premier  vernissage. Nommé «  des talons et des semelles », son exposition ne devait pas casser trois pattes à un canard, selon elle, mais elle y tenait.

C’est donc en tant qu’égérie pieds que  Sidonie, chaussée de ses escarpins Choo,  s’est rendue à l’exposition.

Elle s’est effondrée  à la « quatrième croûte », sous le regard des quelques clients et voisins venus encourager l’artiste-podologue.

Le choc a fait un craquement un peu sec et sinistre, qui n’avait en réalité  rien à voir avec la cheville, mais bel et bien avec la  robe ajustée de Sidonie. Néanmoins, la cheville, bien que peu douloureuse, s’est mise à enfler si rapidement que Sidonie a dû finir son vernissage à  observer une cinquième croûte aussi moche qu’inintéressante sur le mur vert pâle de la salle de soin de l’hôpital Vaugirard.

A deux lits  de là, un jeune homme à la barbe naissante, un peu hirsute, jette des oeillades amusées sur la femme chic, à la robe déchirée , et aux pieds mi stiletto – mi crocs…  qui regarde avec dégoût le tableau insipide qui lui fait face ….

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Chapitre 3 – Le professeur Tournesol 

 – Savez-vous distinguer un chef d’œuvre d’une simple « croûte »?

Sidonie se tourne, curieuse, vers ce jeune homme inquisiteur :

– Mon expertise est limitée à l’émotion que l’œuvre me procure et dans ce cas précis, je regrette de ne pas avoir été anesthésiée avant d’être installée face à ce mur! Et vous, qu’en pensez-vous?          

-Et bien, je dirais que l’objet de votre regard est une énorme et ignoble croûte qui ainsi affichée mériterait presque un dépôt de plainte pour agression. Mais si l’on considère que les associations d’idées qui nous permettent d’interpréter une image ainsi que  tout ce qui se passe dans notre tête est de nature quantique, j’imagine qu’en faire une oeuvre d’art est alors une vérité parmi d’autres… 

Regardant avec insistance le sabot de plastique de Sidonie, il ajouta:

– Votre pied vous fait souffrir?… Vous avez eu un accident ?

– Quoi donc? 

Sidonie cherchait encore à décoder la phrase précédente  de son interlocuteur…

L’homme montre du menton le  pied enflé.
– Ah ça… non, non, un problème de talon mal fixé et .. enfin bref, de votre coté…Quel est le problème? Votre escarpin a lui aussi ripé?

– Presque, ce n’est pas une histoire de talon, mais une histoire de tendon…   Il semblerait qu’Achille et moi ayons rompu tous nos liens.

– Ah ah… c’est bien de savoir prendre les choses avec un peu de dérision! Votre tendon a rompu  sous le poids du stress ou sous le poids du sport?  
Si j’en juge votre morphologie, cela ne peut être sous le poids tout court? 

Sidonie regardait son compagnon avec une connivence qui émergeait d’on ne sait où. C’était cette même sensation qu’elle avait eu en rencontrant Victoire, la première fois. Ce sentiment  de reconnaître chez l’autre ce petit coté bancal que l’on croit être le seul à posséder.

Elle reprit: 
– La « Rupture de stress » serait une jolie blessure! Elle vous ramène à l’essentiel de manière évidente. Et surtout vous rappelle qu’à vouloir jouer les durs, souvent, on casse… La force, jeune homme, n’est pas dans la rigidité mais bien dans la souplesse.Je le dis toujours à ma fille mais allez savoir pourquoi, chez elle, rien ne plie, ni ne casse jamais d’ailleurs…enfin si… elle a cassé ses trois dernières liaisons sentimentales et elle me casserait bien aussi les pieds, si je ne m’en chargeais pas toute seule…mais bon… ça… ce n’est pas assez évident pour qu’elle prenne conscience du fait qu’elle devrait apprendre à assouplir son mode de vie et son caractère.

– Je vois… va pour la rupture de stress! Pour la souplesse, j’y penserai. Il est clair qu’il est temps pour moi de changer d’air et d’abandonner quelque temps, tout du moins, mes têtes chercheuses. 

– Attendez jeune homme, laissez-moi deviner… Vous êtes dans l’enseignement… philosophie? Non trop sérieux…prof de sport? Non trop filiforme, de math? Non trop stressé

On se croirait dans un casting pour la vache qui rit! 
…vous avez parlé de… « têtes chercheuses »… Ne me dites pas que vous êtes dans la défense?  
Un savant fou! Pas le nucléaire j’espère. Je crains de vous en avoir trop dit sur ma vie… vous pourriez vous en servir contre moi.

– Ne vous emballez pas… je ne suis que chercheur en physique quantique au CNRS… 

-D’où vos allures de professeur Tournesol! En bien plus jeune et plus moderne, notez bien. Mais il y a chez vous ce petit côté lunaire et « azimuté »! 

– Vous trouvez?  Moi, c’est Victor, mais appelez moi Tournesol si vous le voulez. 
Dites-moi, ce n’est pas commun de la part d’une « mamie » aussi jolie soit-elle,  de traiter un inconnu tout  gringalet qu’il soit, de savant fou.. cela pourrait vous poser des problèmes…

– Vous parlez comme  ma fille! Je ne suis pas une mamie! Je n’ai pas de petits enfants, et puis je vous rappelle que vous n’avez plus de tendon, ce qui réduit votre champ d’actions.

– Exact.

Sidonie était à présent sur pieds avec une attelle qui lui montait jusqu’au  mollet. « histoire de quelques semaines » avait dit le docteur, assorti d’une interdiction de mettre des talons avant complet rétablissement. Il va sans dire que l’interdiction allait également se transformer en interdiction de mettre des semelles …

Au moment d’enfiler sa deuxième crocs.. sous les yeux rieurs du professeur Tournesol, la vieille dame eut une idée qu’en aucun cas elle n’aurait laissée filer…

– Dites professeur Tournesol…. si vous avez envie de lâcher un peu vos calculs et souhaitez tenir compagnie à une jeune vieille mamie qui n’en est pas une…. je suis en recherche active depuis 20 minutes d’un majordome, alors,  je ne sais pas ce que vous en pensez, mais il me semble que cela pourrait être pour vous  un bon moyen de prendre du recul… 

Je ne vous cache pas que votre profil me semble très prometteur ! Au moins quelque temps. après tout , deux éclopés devraient pouvoir faire un petit bout de chemin à même vitesse…

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Chapitre 4- Mon aide à domicile s’appelle Victor !

A la sortie des urgences, au moment de claquer la porte de la voiture, Sidonie regarde sa fille droit dans les yeux et lui dit avec le sourire satisfait d’une gamine de 13 ans:

– Au fait, mon aide à domicile est engagé, et il s’appelle Victor! Il ne sait pas faire la cuisine, et encore moins le ménage. D’ailleurs, il m’a dit une chose très juste: « même une fée du logis à des moutons sous son lit et de vieux restes dans son frigidaire ! » 

Avant que tu ne t’inquiètes, sache qu’il a la tête bien faite et saura me conduire aux urgences et me ramener si nécessaire la prochaine fois!  Bon, pas dans l’immédiat, car là, Il a le tendon d’Achille en vrac. Tu peux être sereine, dans les prochains jours, nous n’irons pas loin.

– Mais enfin, maman, tu le sors d’où? Ne me dis pas que c’est le type de la salle de soins!

-Tout juste ma fille, je savais qu’il t’avait tapé dans l’oeil ! On est déjà bien en phase lui et moi! Et je suis sûre qu’il pourrait te plaire. Il m’appelle son « élément  lourd »… je crois que c’est très amical pour un physicien , tu sais ! 
Moi, je l’appelle Tournesol. C’est moins original mais il semble apprécier. 
Au fait, tu savais que Hergé s’était inspiré d’un véritable professeur «  auguste Piccard » pour créer son personnage? Tu vois je me cultive à vitesse grand V à ses côtés. Je me demande si je ne devrais pas reprendre des études plutôt que des cours de tango…

Sybille regardait rageusement sa mère. Elle qui espérait se faire une alliée d’une aide à domicile, sentait qu’une fois encore les choses allaient lui échapper. Il allait falloir le surveiller ce majordome et plutôt deux fois qu’une.

__________

Chapitre 5 – La convocation 

Trois flics et une femme au regard sombre mais dans l’ensemble plutôt jolie l’attendaient dans un bureau en désordre . Sur la convocation, le motif de l’entretien mentionnait un rappel à la loi.

Victor avait beau ressasser les événements de ces derniers mois,  il ne trouvait  rien de répréhensible dans ses agissements récents. Il avait bien fait quelques âneries de bizuth lui valant un « presque attentat à la pudeur » durant sa première  année d’études, mais c’était du passé et franchement même les policiers du seizième arrondissement de Paris avaient beaucoup ri, lorsqu’il était sorti d’un café, un plateau à la main et un torchon dans l’autre comme seuls effets personnels…

Cette convocation à 8 h du matin au commissariat  du Quinzième, le lendemain de son séjour aux urgences n’avait décidément aucun sens! Qui était à l’origine de cette convocation? Et surtout, pour quelles raisons?

– Mr Victor … vous avez tenté de profiter de la fragilité d’une femme perturbée pour vous faire embaucher dans un métier  dont vous n’avez , si l’on en juge votre Curriculum  Vitae, absolument aucune expérience. Vous conviendrez que sachant cela, il soit douteux de postuler à de telles fonctions.

Cette belle policière , pourquoi le regardait-elle avec une telle sévérité ?
Victor se crispe. Sa jambe lui fait mal et les allégations contre lui le laissent sans voix. Bientôt il sera accusé de s’être rompu le tendon d’Achille pour approcher une vieille femme fantasque…

– Peut-on connaître monsieur Victor, les vraies raisons qui vous poussent à abandonner vos recherches au CNRS?

– La Vie, madame la commissaire, la Vie! Allez-vous me mettre en garde à  vue pour cela?Sachez qu’il ne s’agit pas d’une vieille dame. Elle n’a que 70 ans!
J’ajoute à votre connaissance le fait que j’ai mon brevet de secouriste. Il n’est pas mentionné sur mon cv, certes, mais en même temps je ne m’attendais pas à être convoqué à la police judiciaire pour un profil Linkedin mal renseigné!

– Inutile de faire preuve de sarcasmes monsieur ! Cette femme a 75 ans et non 70… Elle nécessite beaucoup d’attentions. Elle est très agitée  et développe de nouvelles idées saugrenues chaque jour. 

Les collègues de la commissaire hochaient la tête à chaque phrase pour donner du poids aux propos de leur hiérarchie.
Victor, souriait du coin de la bouche, il se serait cru dans un remake féminin des gendarmes de St Tropez. Cette  commissaire « Cruchot » avait  beaucoup plus de charme que l’original mais le casting des associés était parfait.

– Oui, j’ai effectivement pu entre apercevoir sa vivacité d’esprit. Elle m’a parlé de sa fille qui lui mène la vie dure, mais elle ne se laisse pas écraser, et j’avoue qu’elle m’a touché. Faute d’avoir une telle maman, je m’en fais une amie doublée d’une employeuse avec un vrai plaisir. Je suis content et je me crois tout à fait capable de veiller sur une telle personne!

Les regards le toisaient, glacés et surtout glaçants… si bien que Victor sur la défensive  ajouta:

– Je me demande ce qui vous pousse à faire une enquête à mon encontre. Elle a encore le droit de me choisir moi. Je ne suis pas un délinquant, et de toutes façons, ce n’est pas comme si l’on parlait de votre fille! 

– De ma fille? Non ! De ma mère en revanche…

Victor sourit, gêné, mais agréablement surpris:
– Ah, nous y voilà! Vous êtes…. Sybille?  Oh quelle surprise! Enchanté !
On va donc faire un peu le même métier.

Vous policière … et moi «  garde du corps! »  dit-il en y associant un petit clin d’oeil complice à  l’endroit des trois collègues.

– Pour vous, ce sera Commissaire Sybille Panier. Vous apprendrez très vite à ne plus être enchanté à mon contact. Et pour votre gouverne, vous êtes employé en tant qu’aide ménagère et pas garde du corps.

Un pas de travers et je vous coffre pour maltraitance ou négligence à l’encontre d’une personne fragile! Je ne vous ai pas choisi, mais je peux choisir de vous faire coffrer! Tenez-vous le pour dit!

A présent, si  j’ai été assez claire, vous pouvez disposer.

Victor est sonné.

Cette femme était pire que ce dont Sidonie avait parlé.  Elle utilise sa fonction pour asseoir une autorité excessive, le convoque à la première  heure sans offrir un café, et le limoge comme un malpropre sans autre forme de procès . La surprise l’emportait sur la colère, mais il n’en demeurait  pas moins qu’elle avait été très loin et que si sa mère était un élément lourd , la fille s’apparentait à  un élément « super lourd », totalement instable et proche de la réaction nucléaire ultime.

C’est simple, pour le physicien  qu’il demeurait, cette femme magnifique et naturelle était de l’uranium! Puissante, instable et certainement enrichissante.
Décidément, majordome, ou pas, il aimerait toujours  la physique.

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Chapitre 6- N’est pas vulnérable qui veut

A la sortie du commissariat, Victor se  rend directement chez Sidonie. L’appartement surplombe une jolie boulangerie aux chouquettes rondes et dorées – un véritable appel aux gourmets.  Cent grammes devraient suffire…

– Entre dans le salon Victor! J’ai roulé le tapis pour éviter que tu t’y prennes les pieds. Après tout, des deux estropiés que nous sommes, c’est toi le plus amoché!
Un petit verre de muscat?
C’est  doux, c’est sucré, bref ça fait très « vieille dame » et du coup ça plait beaucoup à ma fille.

Le jeune homme s’attendait plutôt à prendre un café avec ses chouquettes mais, en côtoyant Sidonie, il apprendrait  très vite à ne plus s’attendre à rien . 
La pièce était charmante, plutôt moderne et colorée. Deux canapés se faisaient face pour allier confort et communication. Victor sut tout de suite qu’ils allaient avoir de belles discussions autour de cette table basse, sur laquelle étaient posés un jeux d’échec et des cahiers de mandalas à colorier qu’il s’empressa de feuilleter.

– L’art thérapie, Victor…
Encore une de ces méthodes très à la mode pour apprendre à vivre.
Depuis que mon défunt mari a quitté ce monde, ma fille m’inonde de ce genre de cahiers, comme s’il s’agissait  d’un remède efficace contre la solitude et que dans le fin fond d’une case à colorier je retrouverais les réminiscences d’un temps heureux passé….

Donne moi une petite minute, j’ai plus intéressant à te montrer. Sidonie, souriante, se lève, alerte et boitillante.

Accolée au mur de l’entrée, une grande bibliothèque  arborait des livres de toutes tailles et de tous styles : science-fiction, classique, cuisine thaï et manuels scolaires. L’ensemble était classé par couleur de tranches. Les bandes dessinées côtoyaient le dictionnaire, et les versets de Salman Rushdi côtoyait Le chat de Gulluck.

Sidonie en extirpe un petit livre plat qu’elle se met à agiter sous le menton de Victor:
– « la physique cantique pour les nuls »

– Euh…. 

– Oui je sais. Ne prends pas cet air contrit. Avoue que c’est drôle!  J’imagine que le coté « cantique » correspond mieux aux femmes de mon âge que le coté « quantique »…  Quand j’ai trouvé ça aux puces, il y a quelques années, je n’ai pas résisté. C’est  finalement une belle approche décalée de ta science non?

Victor avait repris son air concentré et quelque peu abstrait.
– oui… enfin, si on veut. Quitte à jouer sur les mots, la physique kantienne eut été aussi intéressante… La physique rejoint ainsi la méta-physique de la connaissance.

– Ouh la, ouh la, comme tu y vas Tournesol!
Moi je ne parlais que de jeu de mots et de quelques bases de vulgarisation de ta science…
Bon assez travaillé ,  raconte-moi un peu cette histoire de commissariat. As-tu fait connaissance avec mon a-do-ra-ble fille? Sidonie avait appuyé sur chaque syllabe en arborant son sourire moqueur où pointait une tendresse évidente.

Tandis que Victor lui raconte par le menu sa visite au commissariat, les yeux de Sidonie pétillent d’un mélange de malice et d’agacement. Sibylle lui avait bien envoyée un texto pour la prévenir du peu d’expérience de son « aide ménagère » , mais elle ne s’attendait tout de même pas à ce que sa fille en arrive à user de sa position hiérarchique pour tenter de dissuader Victor.

– Elle t’a vraiment dit que j’étais une vieille dame agitée?  Voilà un diktat de plus contre lequel je vais me battre!  Tu veux que je te dise Tournesol,  ce qui gêne ma fille comme de nombreux  autres bien pensants de cette société?

C’est que les vieux ne sont plus ce qu’ils étaient !

Du coup, les jeunes ne reconnaissent plus en la personne âgée actuelle, le « vieux » tel qu’il existe dans leur imaginaire collectif. Ils le voudraient sage et si possible un peu flétri, aigri et vulnérable. C’est la raison pour laquelle, ils s’efforcent obstinément à le faire correspondre  à cette image!

Sauf qu’en ce qui me concerne, à force de colorier sagement des mandalas, j’ai retrouvé mon envie de vivre, de rire, de m’amuser , d’apprendre… et surtout, surtout, je me fiche du « qu’en dira t’on », mon cher Tournesol!

– Ta fille s’inquiète pour toi. Ce n’est pas méchant. Elle sait que tu as traversé des moments difficiles et veut juste te préserver. 

– Tiens tiens… elle t’a briefé, je vois.   Crois-tu qu’elle ait pour autant le droit de freiner mon élan de vie?
La vie vous change c’est vrai, et certaines personnes sont plus marquées que d’autres, mais les jeunes, eux, tu vois, ils sont blasés avant d’avoir commencé!

Je ne veux pas monter deux camps face à face, mais regardez-vous, vous les jeunes!

Sais-tu réparer les tuyaux? Aller faire tes courses en vélo? Jardiner ou encore préparer ton pique-nique plutôt que de l’acheter tout fait?  
Non. Parce que tu es jeune!
Le jeune dépend des autres plus que jamais, car il  ne sait plus faire ou ne veut plus rien faire de ses dix doigts et malgré cette dépendance de l’autre , étonnamment, il est seul, car seule l’image que l’autre lui renvoie de lui-même l’intéresse. 
Moi je crois au contact, aux rencontres, aux aléas de la vie et à la fraternité .

– Waouh.. c’est un portrait un peu dur de la jeunesse. Même si j’avoue qu’il y a du vrai. Je veux dire… Je ne fais pas mes courses en vélo.

– Voilà… et c’est pour cela que je ne crois ni à  la vieillesse ni  à la jeunesse.  Je crois juste à la vulnérabilité de chacun .
N’est pas vulnérable qui veut, mon cher Tournesol!
Pour cette raison, je ne vais pas me laisser imposer un diktat de plus!
Ça me fait penser…on est bien jeudi non?

– oui

– Parfait, c’est le jour de la MC!!!

– La Master Classe?

– Non, la Main Courante… On va déposer une main courante au commissariat et aujourd’hui ce sera encore plus intéressant que les fois précédentes. Car nous porterons plainte pour « abus de pouvoir des autorités! » Et selon l’humeur de la patronne, on ira peut être bien jusqu’à  en déposer une seconde pour exhibition de croûtes à l’hôpital Vaugirard!

Victor n’en revient pas. Cette femme est effectivement un peu agitée mais tellement délicieuse, qu’il ne saurait lui refuser de retourner au commissariat.  
A vrai dire, il n’est pas mécontent de s’approcher de nouveau  de l’uranium. Quitte à risquer la fission…

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Chapitre 7  – La semaine des quatre jeudis

Arrivés au  commissariat, Sidonie et Victor se dirigent vers l’accueil d’un pas bringuebalant étonnement équilibré par leurs canes respectives .

– Bonjour madame Panier, quelle surprise!

A entendre le timbre de voix enjoué du jeune brigadier, la visite de Sidonie était habituelle et presque espérée. Les fonctionnaires qui auraient dû s’affairer à leur bureau, avaient déserté en deux secondes la paperasse pour rejoindre le comptoir et saluer « leur visiteuse du jeudi ».

Le jeudi matin, jour de marché, était compliqué à gérer au  commissariat du quinzième. Le problème venait du fait que les policiers refusaient de partir en patrouille de peur de rater un épisode de la « série Panier ».

Alarmée par la voix de sa mère, sybille sort de son bureau.
– Maman! Je croyais avoir été suffisamment claire la dernière fois! Nous avons mieux à faire que de traiter tes pseudo-doléances!

Sidonie se tourne vers Victor: 
– Ne lui prête pas attention Victor. La commissaire Panier  est persuadée que j’ai  découvert « le dépôt de main courante » en regardant capitaine Marleau, mais franchement, je suis bien sûre que c’est une procédure qui date au moins de l’inspecteur Derrick. Mais ça…

Sybille exaspérée: 
– Que tu déposes plainte une fois pour avertir que les chats errants sont empoisonnés, soit… Mais la femme du charcutier, le curé, le voisinage et toutes tes histoires du jeudi…ça suffit!

– Déjà  ce n’était pas « la femme du charcutier ». Relis tes comptes rendus ma fille!

 – Elle a raison, chef, le charcutier c’est « l’affaire du chien »!

Le brigadier qui avait certainement tapé la déclaration se met alors à conter l’histoire de la main courante du premier jeudi:
–  Le voisin du bout de la rue de mme Sidonie avait pour habitude récente mais très récurrente de passer devant chez elle, un sac à gravats sur l’épaule. Il réitérait plusieurs fois par jour en remontant jusqu’au parc boisé. Puis Il redescendait toujours les bras ballants, ce même sac vide à la main avec l’air satisfait d’un travail effectué . Madame Sidonie a donc fini par lui demander ce qu’il transportait, et c’est le plus naturellement du monde qu’il lui a répondu « ma femme ». 

Si si je vous assure,  il lui a répondu qu’il transportait sa femme dans les sacs! Avouez qu’il y a de quoi… Du coup…madame Sidonie, forcément, elle s’est inquiétée.

Elle a fini par l’imaginer transportant par petit bout chaque jour, une partie de la pauvre femme, d’autant qu’elle ne l’avait plus vue depuis longtemps et qu’on entend de ces choses à la télé…

– Sans compter que si l’on ne veut pas éveiller de soupçon… à coup sûr , la vérité sonne plus juste que le meilleur des mensonges!  Ajouta le stagiaire, fier de son à propos.

Et Victor interloqué posa la question : 
– Et vous l’avez convoqué?

– Bien sûr.  Le jour même. Car sa femme ne répondait pas aux différents appels. 
En réalité, elle avait quitté son mari sur un coup de tête, un mois auparavant, pour aller vivre avec l’installateur du poêle de ses parents. Le brave mari blessé a donc décidé de s’occuper des ses beaux parents. Il s’est mis à leur porter des sacs de pelés stockés chez lui, chaque jour, pour veiller à leur confort quotidien. Voilà  comment passer du pseudo tueur – dépeceur au gendre parfait!

Victor se tournant vers Sidonie:
– Oserais-je dire que c’est un gendre «au poêle» !

Le deuxième brigadier  n’ayant pas trop compris la blague passe directement à l’ histoire du deuxième jeudi :
– Mais ce n’est pas tout, la semaine suivante, madame Sidonie revient pour déposer une main courante concernant  une autre voisine. Une femme de 50 ans vivant chez ses parents. 
Cette famille avaient pour habitude  de beaucoup se disputer, s’alcooliser et s’insulter. La femme criait à qui voulait l’entendre que « si un voisin écoutait cette dispute familiale, il ne faudrait pas hésiter à prévenir la police avant qu’il n’y ait un accident fatal». 
Ben…mme Sidonie , ayant « bien voulu l’entendre », a pris ces propos comme un appel au secours, voilà tout. Il est vrai que la situation portait à confusion.

– Confusion pour qui se mêle de tout et de rien!  Surtout du rien qu’il y a dans le tout!  ajouta Sybille agacée par autant d’intérêt porté aux frasques de sa mère.

Sidonie vexée:  
– A force de ne pas s’occuper des autres, on finira tous seuls et sans sépulture, découverts bien trop tard par de nouveaux venus alertés par l’odeur incommodante de nos restes!

En plus,  je te rappelle que cela n’a pas été totalement inutile…

– En effet,  reprit le brigadier… il a bien fallu convoquer les voisins. La pauvre femme était à la merci de ses vieux parents qui lui imposaient toutes les corvées possibles imaginables sous prétexte qu’elle était  plus jeune qu’eux et qu’ils se vieillissaient.

– Ni plus ni moins que de l’esclavagisme par ascendance! Ajouta Sidonie

Content de maîtriser un sujet, le stagiaire prit la suite: 
– Euh… et le chien….celui du charcutier…je peux raconter?

– Oui, mais ce n’est justement pas le chien du charcutier,  mais celui du Fils du charcutier.

– Et là , tu comprends tout de suite pourquoi il n’est encore que stagiaire, dit Victor moqueur.

Donc, reprit le stagiaire un peu vexé , le voisin de mme Sidonie est un ancien charcutier. Alors qu’elle  lui avait  demandé de calmer l’animal qui ne cessait de pleurer toute la journée, l’homme lui a répondu que sur simple demande, il le tuerait volontiers . Qu’après tout,  ce n’était pas son chien mais celui de son fils, qui , depuis qu’il est retraité le lui imposait tous les jours. Il ajouta qu’étant lui-même un ancien charcutier, il saurait sans problème comment le désosser.  
Madame Sidonie a préféré signaler ce fait . Des paroles aux actes il n’y a parfois qu’un pas.

Et Sidonie de rajouter: 
– D’autant plus qu’une retraite mal vécue peut parfois donner des envies de « reviens-y » et ceci à n’importe quel prix »

– Et pour finir, ajouta Sybille, Il y a eu l’épisode du curé, jeudi dernier: 
« Le pauvre homme d’église s’est retrouvé mentionné pour « abus d’auditoire captif». Passionné d’écriture, de slam, de musique et de poésie, il aurait pris l’habitude en fin d’homélie chaque dimanche, de lire ou pire encore de chanter à ses ouailles sa dernière production . Ma chère mère n’en pouvant plus de devoir écouter les rimes approximatives a jugé bon d’ agir avant que cet homme ne vide encore plus les églises de ses fidèles. »

– Vous avez convoqué le curé? S’esclaffe le jeune homme.

– Non, pas cette fois, mais à entendre ma mère , nous aurions dû.

Voilà, nous venons de vivre ce à quoi ressemblerait une semaine des quatre jeudis! Maintenant, peut-être être pourriez-vous nous laisser travailler !

– Oui  exact, il est temps de travailler et donc  de prendre note de ma main courante du jour!

Je souhaite signaler un abus d’autorité puisque le dénommé Victor, ici présent, a été convoqué abusivement ce matin-même pour la simple raison que son profil ne plait pas à madame la commissaire… fille unique, névrosée de l’employeuse. A moins qu’au contraire, il ne lui plaise trop…. ajoute t’elle, l’air railleur.

A ces mots les brigadiers qui sentirent  le vent tourner, repartirent à leur place comme une volée de moineaux. Mieux valait fuir, et si possible dans le bon sens.

Une fois sa main courante déposée, Sidonie et Victor firent demi-tour  d’un pas presque léger, tandis que dans son bureau la jeune commissaire aux traits tirés  fulminait .

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Chapitre 8- Le cairn des jeudis

– Sidonie… je vous trouve un peu dure avec votre fille! Après tout, elle fait son travail, avec zèle mais avec sérieux.

– Il ne s’agit pas seulement de venir agacer ma fille, Victor.  Même si, je l’avoue, cette seule idée me réchauffe le coeur. Mais savez-vous, quel est le point commun entre chacune des mains courantes déposées?

Le jeune Tournesol se frotte les cheveux et secoue la tête. 

–  Chacune de ces histoires a du sens. Et toutes ont un lien avec la passion et l’amour non reconnu ou mal vécu. 

Quand je dépose une main courante , je tends la main. Je confie des maux à réparer. Voyez vous-même : 

– La première histoire est celle d’un homme qui répare chaque jour le lien rompu en continuant à  apporter de la chaleur dans sa belle famille.

– La deuxième histoire est celle d’une famille trop fusionnelle qui ne sait pas s’aimer sans hurler à qui veut l’entendre ses souffrances.

– La troisième est celle d’un homme démuni, qui appelle au secours en aboyant car depuis qu’il est retraité, se sent comme ce chien: seul et  abandonné à ses regrets et peut-être même à ses frustrations.

Et enfin, la quatrième est celle d’un artiste qui veut s’exprimer au travers de son art et qui n’a trouvé d’autre moyen que de le partager là où il sait qu’on ne pourra le lui refuser.

– Et aujourd’hui, Sidonie? Quel sens donnez-vous à votre main courante?

– Aujourd’hui? 

Je ne sais pas encore mais … l’avenir nous le dira. 
Une chose est sûre. La sagesse appartient à ceux qui  vieilliront « jeunes» , Victor! Pas aux jeunes insensés qui comme ma fille s’escriment à faire «vieux» pour asseoir leur autorité.

Le jeune homme pense à la jeune et jolie commissaire fulminant dans son bureau…

Et si toutes les mains courantes n’étaient en réalité qu’une seule et même main tendue –  celle d’une vieille dame un peu fantasque qui cherche à toucher le coeur de sa fille trop sérieuse?  

Sidonie entassait les déclarations comme d’autres des pierres sur leurs chemins de randonnée. Était-ce pour y laisser une trace de son passage?  
L’homme de sciences le sait. Déplacer tant de pierres n’est pas sans risque de déranger les espèces locales. Sidonie risquait de s’attirer des problèmes et de blesser quelqu’un.

Le « cairn des jeudis de MC » allait devoir cesser d’une manière ou une autre…

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Chapitre 9-  Le baobab qui s’ignore

Beaucoup de problèmes peuvent se résoudre grâce à  la communication.

Tournesol a su raisonner sa patronne préférée d’autant plus facilement qu’un dérivatif bienvenu est soudainement apparu.

L’élément déclencheur fût la venue d’un élagueur au domicile de Sidonie un matin. 

L’homme qui faisait du porte à porte pour exercer son métier la mit en garde, sous prétexte que le Tilleul qui trônait au milieu de son jardin était bien trop gros et trop vaste, et qu’il gênerait  vite ses voisins.

Les dés étaient jetés.
En trois secondes, Sidonie avait trouvé une nouvelle idée:

– Il ne  s’agit pas d’un tilleul mais d’un Baobab qui s’ignore!

N’importe quel  peuple d’Afrique  saurait respecter un tel arbre comme l’ élément fort  et constitutif de la vie locale! Il s’agit ni plus ni moins de l’ arbre à palabres du quartier!
Il est hors de question que vous y touchiez.

Dès le lendemain, sur la clôture, une boite aux lettres colorée, baptisée « boite à palabres» fut fixée.

Chaque voisin pouvait y déposait de manière anonyme les problèmes qu’il vivait. Il ne restait plus ensuite qu’à débattre de la suite à donner.  Les habitants étaient conviés sous le grand tilleul une fois par semaine. Et si le temps était frais, tout le monde entrait dans la cuisine autour d’un bonsaï acheté pour l’occasion.

Les problèmes graves faisaient objets de mains courantes, les autres étaient réglés autour d’un petit verre de l’amitié.
Le muscat était de tradition. 

Sidonie entonnait alors comme un  gourou  ce précepte que tout le monde reprenait en coeur:

–  « La tradition… est comme un vieux vêtement : confortable et rassurant, indémodable et nécessaire à toute garde robe! »

– Ainsi  plus personne dans le quartier ne risquera d’être retrouvé  sans vie. Tout du moins, pas à cause de l’odeur nauséabonde qu’il aura laissé! se félicitait la vieille dame.

Complices et heureux,  Victor et Sidonie partageaient les semaines comme deux amis de longue date.
Les rupture et entorse étaient quasi rétablies mais ni l’un ni l’autre ne songeait à rompre ce nouvel équilibre.

Jusqu’à  ce vendredi, où Sidonie trouve un petit mot laconique sur sa porte d’entrée:

« Ai dû m’absenter pour problème de famille. Serai absent une semaine maximum – bises – Tournesol ».

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Chapitre 10- Victor Tournesol

Victor a toujours été un enfant sage.   Il se serait bien vu dans une famille nombreuse, avec des frères et soeurs. Ne serait-ce que pour faire quelques bêtises qu’il aurait ainsi partagées. Mais à la période de l’orientation scolaire,  des sorties, des boutons, des appareils dentaires et des petites amies, il n’a eu d’autre alternative que de rester à la maison auprès de sa maman fatiguée par la maladie depuis déjà plusieurs années.

N’étant pas un excellent élève, ses grands-parents l’avaient abonné à  Sciences et vie junior, histoire d’éveiller chez lui quelque intérêt utile pour la matière. Il feuilletait donc avec une application feinte, les titres du magazine chaque mois, lorsque le gros titre d’une page marqua le début de sa prometteuse carrière: 

«   Personne ne comprend vraiment la physique quantique. » R Feynman.

 C’est en effet , en lisant cette phrase  tirée de l’interview de l’un des principaux  chercheurs en physique quantique, qu’il sut ce que lui, Victor, élève de terminale, médiocre mais sérieux, allait pouvoir faire plus tard . 

Sur un malentendu, lui qui ne comprenait  pas grand chose dans le domaine de la physique allait certainement pouvoir s’en sortir,  à l’instar des plus grands, qui  visiblement  n’y comprenaient rien non plus.

Voilà, qui est Victor.
Un jeune homme calme,  à l’esprit pratique qui se lance un beau jour dans des études complexes sans le moindre complexe,  puis qui s’implique, s’intéresse, excelle jusqu’à se plonger dans l’univers avec délectation.

La rupture d’un tendon et la rencontre d’un petit bout de femme en crocs marquera le tournant de sa fulgurante  carrière  prometteuse . 

Ne plus tout  accepter, se rebeller, efficacement, pour les bonnes raisons… Vivre au présent son futur et conjuguer le passé à l’avenir. Voilà ce à quoi il aspirait à présent qu’il approchait la trentaine. Il voulait être un « sage » « hurleur » tout comme Sidonie. 

Il s’en ouvrait avec pudeur depuis quelques semaines à son père, qui voyait avec plaisir son fils se métamorphoser.

Non Victor n’était décidément pas prêt à retrouver ses têtes chercheuses… pas encore

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Chapitre 11 – Eugène a disparu

– Ah Victor! Tu m’as presque manqué, tu sais! 
J’étais à deux doigts de recruter une aide-soignante pour me couper les ongles de pieds! Oui, ça y est, on se tutoie, inutile de me regarder comme ça…

Sidonie toujours moqueuse, observe son ami et lui trouve un air figé…

– Un problème mon Tournesol ?

– Oui, mon père a disparu. 

Eugène, le père de Victor, les 78 ans bien portés, s’était volatilisé sans même lui parler d’un quelconque projet de voyage.
Deux samedis s’étaient écoulés… et Eugène pourtant  habitué à discuter avec son fils le matin juste avant d’aller faire ses courses hebdomadaires n’avait toujours pas été chercher ses oeufs frais à l’échoppe du fromager. 

– Il est peut-être parti en vacances!  

– Je sais… J’y ai pensé en voyant que sa grosse valise manquait, mais c’est très étonnant. En quinze  ans, je ne l’ai jamais vu s’éloigner. Tout au moins, jamais sans me demander de venir « arroser Ficus ».

– Ficus?

– Oui, c’est son chihuahua increvable… On l’a acheté pour faire sourire maman les dernières semaines avant sa…
Comme c’est la race de chien ayant la plus longue espérance de vie, nous lui avions fait promettre de survivre à Ficus. Mais cela n’a pas suffit. Maman est partie très vite et Ficus lui est bel et bien resté. 
Si bien que dès que mon père part quelques jours, c’est une blague entre nous, il me dit: 

«Tu lui donnes juste un peu d’eau et surtout pas de vent… pour le reste… il est increvable… »

– Sidonie le regarde déconcertée, et amusée à l’idée de ce père aussi « barré » qu’elle-même… 

– Mais là … Ficus aussi a disparu!

– C’est plutôt bon signe non?

– Ou alors, c’est cataclysmique… car si Ficus est mort, papa aura pu mal le supporter et là… là….

– Bon, on n’est pas jeudi, mais je crois qu’une main courante pour « disparition de Ficus inquiétante » s’impose !

Je veux dire, ton père est adulte et encore suffisamment en forme pour avoir le droit à disparaître quelques temps… mais Ficus lui… 
Cette fois, vas-y sans moi!
Je ne veux ni te retarder, ni enlever de sérieux à ta démarche. Je connais ma fille, elle y verrait encore un complot ourdi par sa mère!

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Chapitre 12 – Ficus a disparu. 

– Ficus? Vous vous fichez de moi?

– Non non, c’est un chien… un chihuahua  plutôt âgé, peu habitué à sortir de chez lui. Mon père ne l’emmène quasiment jamais hors de l’appartement. 

– Depuis combien de temps , vous ne l’avez pas vu?

– Au moins quinze jours…

– Il était comment, la dernière fois que vous l’avez vu?

– Ficus?

– Non votre père!

– En bonne forme, même plutôt assez enjoué depuis quelques semaines…

– Bon et bien, puisque nous ne pouvons pas vraiment entamer de recherches concernant  un homme adulte en bonne santé, je vous propose de commencer  par faire une enquête de voisinage. Ne soyez pas plus inquiet qu’il ne faut.

Nos parents ont le don de nous faire vieillir plus vite qu’on ne le souhaiterait mais tout cela n’est bien souvent qu’une machination pour attirer l’attention.

– Oui, sauf que là, mon père a vraiment disparu et son Ficus aussi !

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Partie II

Les gens ordinaires ont bien souvent des vies extraordinaires…

Chapitre 13 –  Je vais l’aider ton Victor!

– Ecoute sybille, Victor  est de la famille à présent. S’il a un problème, j’ai un problème!. Et ma flic de fille peut bien m’aider!
Rends-toi compte, le pauvre garçon a fait le tour du voisinage pour se voir remettre  Ficus dans les bras par la voisine du troisième! Son père lui avait mis comme seul petit mot autour du cou: « ne t’inquiète pas, ma vie est incomplète, je vais y remédier» .
Qui écrit ce genre de mot?
Non mais sérieusement , qui fait une chose pareil à son fils unique ?

– Ben toi maman! Toi, tu saurais faire ce genre de chose…

– Alors raison de plus! Ça vous fait un point commun. Toi seule peux le comprendre ! Aide-le! Si tu ne l’aides pas, je le ferai et si je le fais, tu le sauras.

– Ok ok ok…. Je vais l’aider Ton Victor… et si tu venais avec moi?

Son Victor…son Victor…. Sidonie espérait bien qu’il devienne un peu le Victor de sa fille en réalité. 

– Non non, dépose-moi plutôt chez Victoire, J’ai des semelles à ajuster.

Une paire d’escarpins à la main, elle descend de la voiture  après avoir expliquée à sa fille que Tournesol l’attendait  déjà devant l’appartement de son père.

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Chapitre 14-  La flic et le majordome 

En voyant le grand sourire affable de Victor qui l’attendait devant l’entrée de l’immeuble, Sybille se sent tendue. Il faut l’avouer, il est sympa cet homme, c’est franchement agaçant. C’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle lui dise sa façon de penser ! Elle ne va pas se laisser désarmer par un beau gosse au sourire facétieux .

Dans l’ascenseur menant à l’appartement, Sybille attaque bille en tête:

– Mais que se passe t’il avec ma mère? Vous n’avez donc pas mieux à faire? Elle m’a supplié de vous venir en aide!
Déjà sa podologue qui lui cède tous ses caprices, et maintenant vous. Est-ce qu’il y a quelqu’un sur cette terre qui pourrait pour une fois la considérer comme une personne de son âge?

Victor est stupéfait. Sybille ne connait décidément pas sa mère. Il y a des trésors qu’il faut préserver et Sidonie en fait pleinement partie.

– On ne cède en rien. On se laisse juste porter par son courant vivifiant de liberté. D’ailleurs en parlant de podologue, il serait grand temps que je la rencontre cette amie, elle me semble si chouette, elle aussi.

– Oui… si on veut.
Maintenant, assez parlé de ma mère, dites-m’en plus sur votre père, que l’on puisse rapidement élucider ce mystère et reprendre nos vies respectives.

– Papa vit seul avec son chien depuis des années. Il le sort au parc juste pour qu’il fasse ses besoins, qu’il s’évertue à ne pas ramasser.

– Vous vous rendez compte que je pourrais le sanctionner pour ça!

– Oui, oui… Il faudra aussi lui dire de trier ses canettes de bières, car il fait partie de ces vieux que vous risquez d’apprécier. Ceux qui ne trient pas car il s’ancrent dans le passé où tout était mieux…

– Je  n’aime pas les vieux ancrés dans le passé. J’aime juste que les vieux acceptent d’être vieux! Quoi d’autre?

– Il joue au Scrabble, aime la musique et l’art sous toutes ses formes. N’y comprend rien en physique quantique et encore moins, quand il s’agit de parler du métier de son fils unique.

– Vous?

– Moi.
Il est aimable, je crois..
Il n’est pas mal physiquement, à en croire ces dames, et surtout encore assez alerte pour faire de la randonnée. Il aime parler.

– Vous semblez bien le connaître 

– C’est mon père tout de même 

– Ben oui justement…

Tout en discutant, Sybille observe l’appartement, les photos sur le buffet, la pile de livres qui sert de table de chevet… Des prospectus d’agences immobilières, un numéro griffonné sur le côté, un 06…quelques billets de bus et cartes de restaurant… 

–  Il profite votre père dites-donc!  Il est chouette ce restaurant. Sybille tendait la carte de chez Androuet… Que du fromage et des verres de vins..

– Oui, j’aime beaucoup aussi…  mon père y allait autrefois avec mam… vous dites qu’il y est retourné?

– Il semblerait. Et plusieurs fois, si l’on en juge les différentes notes de frais.

–   Ah…
Victor reste interdit. Il se peut que finalement un coup de fil régulier ne soit pas à proprement parlé une méthode suffisamment efficace pour connaître la vie de ses proches.

Face au regard perdu de Victor, Sybille reprend les choses en main:

– Allons voir les voisins, c’est souvent eux les meilleurs témoins de notre quotidien.

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Chapitre 15 – Sa charmante voisine

Une fois le café bu et les cannelés engloutis… la nouvelle semblait étrangement un peu moins lourde à digérer.

La voisine de palier d’Eugène, qui venait juste d’emménager avait eu à coeur de partager ce qu’elle savait sur cet homme charmantqu’elle n’avait côtoyé que trop peu de temps. Elle lui connaissait un profond attachement pour une certaine Violette.La malheureuse femme avait dû partir assez précipitamment dans la maison de retraite des Mimosas pour raisons médicales. Il semblerait que cela ait poussé Eugène à devoir lui aussi, prendre quelques décisions hâtives.

– Les Mimosas?

Victor est perdu, complètement démuni. Finalement il ne connait pas son père. Cet homme qu’il avait vu sombrer ces dernières années et dont il s’était un peu éloigné pour mieux se préserver, avait une vie privée bien plus riche que la sienne. Lui qui pensait que son père avait une vie tout ce qu’il y a de plus ordinaire…

Il entendait d’ici Sidonie lui dire une phrase du style:

– « et oui mon petit Tournesol, bien souvent les gens ordinaires ont une vie extraordinaire, et c’est pour cela qu’il faut les laisser la vivre à leur guise le plus longtemps possible! »

Sybille voyant Victor perdu dans ses pensées , pose sa main ferme et douce sur le bras du jeune homme ettente de le rassurer:

–Détendez-vous, Victor. Nous allons aller aux Mimosas, tous les deux,et nous y poursuivrons l’enquête. C’est plutôt positif tout cela. On avance!

Comment avait-il pu penser que cette commissaire était un élément super lourd? Elle, quiau contraire était fiable et solide et qui, contrairementà lui ne se désintégraitpas en une milliseconde .

Cette femme est au contraire une force pure et confortable.

Le jeune homme est perdu et surtout il se sent éperdu.

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chapitre 16 – Les Mimosas

Victor aperçoit son père de loin. Il est rassuré.  Dans les allées du parc, l’homme se promenait et discutait sans discontinuer avec une petite femme qui souriait et secouait la tête sans cesse, amusée d’entendre ce qui devait être des blagues.

– Tu aurais pu me passer un coup de fil. On aurait eu une conversation. Je ne sais pas moi, un truc somme toute banal entre père et fils, qui aurait pu m’aider à comprendre la situation et ne pas me faire un sang d’encre!

– Parce que tu n’aurais pas tenté de me dissuader, si je t’avais dit que je voulais m’installer ici, avec Violette?

– Si évidemment mais…

– Et bien voilà.

« Ce n’est pas à un vieux bougre que l’on apprend l’amour et la force d’attraction! »

–  Mais papa,  murmure Victor entre ses dents, tu ne la connais que depuis trois mois ! Toi- même tu dis toujours, qu’il t’a fallu cinq ans pour oser courtiser maman!

– Je sais mon garcon, je sais, mais le temps n’attend pas. Il n’attend jamais…

Il ne m’a pas fallu plus de 2 secondes pour savoir que je t’aimerai  pour la vie et pourtant… Tu étais particulièrement laid, moi je te le dis!
Il faut que tu comprennes. Les choses se sont passées très vite, car le temps file et emporte avec lui les derniers mots de ma Violette.

 Violette était une femme pleine de charme et de vie. Ne lui manquait juste que de la  suite dans les idées. 

Depuis quelques semaines, elle perdait ses mots avec une telle rapidité que ses proches l’avait rapidement installée à l’epadh des Mimosas pour plus de sérénité. Mais c’était sans compter sur le lien qu’elle avait tissé avec Eugène, son voisin de pallier.

Lui qui avait  toujours eu des mots à revendre, se sentait capable et surtout l’envie de tenir la main de Violette dans le beau parc des Mimosas.

En attendant une place, il faisait donc les aller et retours depuis son petit logement trouvé  à cinq minutes à pieds. Une seule ombre au tableau: Ficus , n’était pas admis dans le-dit logement de transition.

Eugène avait expliqué cette histoire tout naturellement, comme une anecdote de plus dans sa vie mouvementé. Il était heureux, simplement heureux..

Après un coup d’oeil de biais sur la belle commissaire , il sourit, l’air entendu et satisfait vers son fils. 

Puis ajoute, en s’adressant au jeune couple qu’il pressentait en devenir : 

– Vous viendrez me rendre visite ici! C’est joli non?

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Chapitre 17 – Leçon de vie

De retour chez Sidonie, Victor raconte son père, Violette, Ficus et les Mimosas…

Derrière lui, Sybille le regarde émue. La tendresse masculine émanant de ce grand brun, décidément peu commun perturbe ses codes. Tachant de reprendre le dessus, elle ajoute sur un ton maladroitement brutal:

– Enfin bref, affaire résolue!  Eugène n’a finalement pas disparu ! 

– Évidemment, ma fille, qu’Eugène n’a pas vraiment disparu. Je  crois même pouvoir affirmer qu’Eugène a réussi l’exploit en échappant à son regard, d’exister pleinement aux yeux de son fils!

Et Sidonie d’ajouter:
Je l’aime bien, moi, ton père, Tournesol. Je crois même que lui et moi devrions nous dépêcher de devenir amis!

Sidonie était galvanisée. Elle se mit à entrer dans un grand monologue pour donner une leçon de vie aux deux jeunes esprits qui lui faisaient  face:

– Eugène  a juste usé de son droit d’être spontané . Il ne vieillit pas! Il vit! 
Vieillir, c’est s’effacer ou laisser le monde s’effacer à vous…

Tu vois Sybille, tout comme moi, Eugène  ne veut pas s’effacer. Disparaître, oui, lorsque ce sera son heure, mais pas s’effacer. 

Il ne veut pas perdre le goût des choses et donc garder du mordant ( faute de garder ses dents!) 
Il ne veut  pas perdre la vue du beau, et donc regarder des oeuvres d’art quitte à risquer que ce soient des croûtes. 
Il ne veut pas perdre l’équilibre et donc marcher sur des talons  aussi longtemps que possible ( euh, là je m’égare un peu! ) 
Et surtout, surtout, il ne veut pas perdre l’essentiel:  aimer et être aimé.

Et à ce propos, si je puis me permettre, vous devriez, vous aussi, allez vous balader dans ce beau parc des Mimosas, juste pour l’odeur, la vue, et l’exemple… 
J’ai  idée que la  partition qui s’y joue, vous serait vite familière.

D’ailleurs, il a raison Eugène, l’epadh n’est pas une fin en soi.

Ca me donne quelques idées tout ça. 
Tournesol, si tu veux bien, on a du boulot… 
Tiens, organise nous une petite rencontre avec cette jolie Violette et ton père.

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Chapitre 18-    Le Château de Moulinsart

Le jeudi suivant, Victor et Sidonie  se rendent à l’epadh . La maison des Mimosas est une grande demeure donnant sur un vaste parc clos de murs,  fermé par une belle grille en fer forgé. 

Sidonie pense tout de suite au château de Moulinsart, se demandant avec amusement si le père de Tournesol ressemblait au capitaine Haddock.

La petite femme fantasque allait très vite trouver en Eugène son alter ego au masculin. Cet homme n’avait que peu de points communs avec le capitaine, si ce n’est peut-être un caractère  bien trempé. Il avait tout pour  plaire à Sidonie: de l’humour, un âge avancé n’entravant aucunement sa liberté de rester jeune, une aptitude à aimer la douce Violette sans concession et surtout, et avant tout, un fils extraordinaire.

Dès son entrée dans le parc, Sidonie se met à  poser des questions  en rafale. Découvrir le lieu qui fut l’objet d’un chantage par sa fille, la remue plus qu’elle ne le souhaiterait.

Elle observe tout de suite les similitudes entre l’univers carcéral et la maison de retraite comme le ferait une enfant envoyée au pensionnat de force.

Tout y passe: les droits de visite, les droits de sortie, les parloirs, les fouilles au corps, les heures de repas…Elle se met même  en cheville avec quelques résidents sympathiques, histoire  d’avoir des combines pour « cantiner ».

– Je te rappelle que papa ne vit pas encore ici ! Inutile de chercher à lui fournir des cigarettes ou des cartes SIM bon marché, s’amuse Victor 

– C’est vrai, mais Violette si!  
Il est toujours utile de se renseigner sur les bons réseaux en milieu hostile! 
D’ailleurs, Tournesol, tu sais quelle est la différence entre une maison de retraite et une prison? 

– Sidonie, encore une fois, ce n’est pas une prison…

– C’est que tu sors rarement plus musclé d’une maison de retraite qu’en y entrant! 

 Eugène éclata de rire, cette femme était frappée d’une folie désarmante. Il ne  savait plus où donner de la tête tant elle parlait.

– Dis-moi Eugene, les gens qui sont posés là, dans l’entrée…  Ils font quoi?

Regarde les,  ils sont tous si éteints qu’on pourrait croire à une panne de secteur! As-tu remarqué qu’ils ne portent que des chaussons en pleine journée? 
Il faut que je leur envoie ma chère Victoire! Elle saurait chausser tous ces pieds.

– Je pense que c’est surtout qu’ils ne marchent plus beaucoup… répond Eugène

– Ben voyons! Tu marcherais toi avec de la feutrine sur les oignons qui te chauffe sans cesse les durillons? Non, mais ce n’est pas humain!

La visite dans les couloirs de la pension fit déborder le vase. Ce joli manoir de Moulinsart était une escroquerie. L’intérieur n’était qu’un écho de tristesse. Eugène leur faisait la visite malgré tout avec application.

– Ici, c’est la salle des différents ateliers…

– Atelier dessin, cuisine ou couture? Parce que couture, ça m’interess….

– euh.. ici c’est plutôt les ateliers d’entretien pour les articulations, les neurones, la proprioception …

– Tournesol…s’exclame Sidonie… regarde…  là! 

Sidonie est en arrêt, à mi chemin entre l’envie d’éclater de rire et celle de hurler d’indignation.

Le jeune homme lève les yeux. 

Elle était là – Accrochée au mur- La croûte de l’hôpital Vaugirard. Cette même croûte épouvantable trônait sur le pignon de la salle des ateliers.

– Cette fois c’est sûr! Si tu résistes à la première exposition de croûte , tu cèdes forcément à la seconde ! C’est de l’acharnement!

Pour la première fois Victor lut une lueur de colère , peut-être même de découragement dans les yeux de son adorable complice.

 Il prit peur et tenta un:
– Bon , allons dans le parc. Il y a des écureuils. On va leur jeter quelques miettes…

– Malheureux ! Tu vas te faire virer s’exclame  Eugène, ahuri. 
Il y a ici une Interdiction absolu de nourrir les animaux quels qu’ils soient.  
Je ne te cache pas que j’en ai déduis que c’était la raison pour laquelle tous les résidents semblent affamés et desséchés! 
Heureusement ma violette est toujours aussi fraiche, j’y veille ! Ajouta t-il en caressant la main de sa chère amie qui suivait la visite avec intérêt comme si c’était la première fois.

Sidonie était sidérée. 
– Je crois qu’on va rentrer…

– Eh Sidonie!! Je suis là, moi… On ne va pas rompre notre nouvelle amitié pour une histoire de prison mal gérée! Et puis croyez-moi, Sidonie, quand je serai installé ici,  les choses vont bien changer.

– J’espère Eugène, j’espère… sinon je serai obligée de m’en mêler! Ajoute Sidonie que la foi d’Eugène revigorait.
Oh et puis, tiens, Non. Vous savez quoi, Eugène. Il n’y a pas de sinon…
L’ampleur de la tâche est énorme … Tournesol et moi, On va vous aider! Il faut que cela change et vite! 

Des fois que Sybille ne finisse par m’y interner…

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Chapitre 19-   Ecran plat et lumière bleue

En fin d’après midi, Sidonie téléphone à sa fille.

– On dirait que les gens prennent quinze ans, juste parce qu’ils ont passé le portail de cette maison de retraite! Moi-même, j’ai cru quelques minutes que j’avais…

– Ton âge? Ricane Sybille…

– Non… mille fois plus! Ou si, peut-être… mais alors mon âge, tel que tu le  vois Toi!
J’ai eu le sentiment  que tout était fait pour faire vieillir sur pied les résidents. 
Même leurs pantoufles  sont un appel au crime…

– De toute façon, tu exagères toujours maman. J’y suis allée et je n’ai pas trouvé cela si terrible.
Le parc est magnifique, les gens sont sympathiques… bon maman.. je travaille là…On en reparle plus tard?

Sidonie, continuait sur sa lancée:
  – Évidemment  qu’ils te sont sympathiques –  ils ne sont pas gênants : bien installés dans l’entrée avec la télé allumée pour la journée !  Qui oserait être gêné par les résidents d’un cimetière?  
Les seuls personnes encore «  un peu vivantes » osent à peine sortir de leur chambre de peur qu’on ne souffle sur leur flamme!

Le combiné à quelques centimètres de l’oreille, Sybille écoutait sa mère qui soufflait le froid sans discontinuer!

 – On dit que les jeunes passent leur temps sur les smartphones et abusent des réseaux sociaux… mais moi je vais te dire, Sybille,  Ils ont bien raison les jeunes!
Parce que c’est dès le plus jeune âge qu’il faut s’ habituer à la lumière bleue!
Tiens, je suis même pour qu’on allaite les nourrissons  devant la télévision!
Plus tôt, ils seront accoutumés, plus vite ils seront prêts à être scotchés sur un siège à « bouffer » des émissions télé! 

La pauvre commissaire  ne savait plus comment arrêter le flot interminable de réflexions de sa mère. Elle finit par mettre en chorus l’appareil, si bien que tout le commissariat pouvait profiter d’un fond sonore qu’ils auraient pu confondre avec un sketch de Florence Foresti ou de Muriel Robin:

« – …et ne vous en faites pas Monsieur Gilbert,  je vous mets les douze coups de midi, vous verrez, c’est jean-luc Reichmann,  un gentil garçon cet homme là!

– Tenez  Madame Gisèle, y’a l’amour dans le pré… On a enregistré  toute la saison! Vous aimez bien ça, vous l’ADP!

Mais Mr Gérard, je peux te donner mon cachet qu’il s’en fiche de  jean luc Reichmann… et que ce qu’il préfèrerait c’est de la musique, ou une histoire à écouter car ses yeux lui font défaut, ou  peut-être même sortir un peu, histoire de croiser cette madame Gisèle qui aime l’amour est dans le pré!

Mais pour ça faudrait qu’elle puisse sortir  madame Gisèle et autrement qu’en chaussons! 

A 77 ans on peut rester jeune crois-moi, mais une chose est sûre , c’est qu’on a passé l’âge des soirées pyjama! »

Bien, je ne vous dérange pas plus longtemps… 

Sidonie, absolument consciente d’avoir été entendu par tout le commissariat , finit tout de même par raccrocher….

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Chapitre 20 –  l’enfant de la balle

IL n’a fallu qu’une nuit à Sidonie pour prendre la décision de rencontrer Monsieur Karma, le directeur de la maison de retraite des Mimosas. Dès le matin, elle s’improvisait bénévole.
Son statut d’animatrice  allait lui permettre, ainsi qu’à son assistant Tournesol de se faire entendre. Tout du moins l’espérait-elle. 
Qui de mieux qu’une petite dame âgée ( juste ce qu’il faut), pour gagner le coeur de la maison de retraite?

– Vous savez monsieur Karma, je suis prête à tout pour donner de mon temps à donner de la vie! 
Je ferai des claquettes s’il le faut. Tournesol repeindra les murs et accrochera des tableaux  dignes de ce nom…Vous ai- je dit qu’il était chercheur? Une pointure cet homme! Ce serait gâchis que de vouloir s’en passer! 
Si vous me le permettez, je sais déjà que mes idées vont fleurir plus vite qu’un tapis de muguets au mois de Mai! – La fleur de l’âge monsieur karma, voilà ce qu’il faut cultiver dans ces murs!

Le directeur était un peu bousculé par autant de pugnacité chez une femme d’un âge presque suffisamment avancé pour faire partie des pensionnaires: 

– Mais madame Panier, ce n’est pas l’envie qui me manque de donner plus de vie à ce lieu. Seulement, On n’est pas libre.  Il y a des contraintes, un budget, des familles, le CCAS, les normes à respecter…

– Allons donc !  C’est une réponse de gestionnaire de chiffres,  monsieur karma!  Moi je vous propose de gérer les émotions! Et croyez-moi cela se gère sans budget! 
La seule contrainte avec les émotions , c’est celle que l’on se fixe à soi-même! 
Vous ne voudriez pas être une contrainte contre vous-même, monsieur karma?

Le directeur  devait bien se l’avouer, il se sentait parfois dépassé par l’ampleur de la tâche. Il se mit à retracer sa carrière aux deux futurs aides de camps.
Car Tom Karma le connaissait ce métier!  Des personnes âgées, il en avait connu toutes sa jeunesse. 

Son père lui-même avait géré une petite pension, le laissant courir dans les couloirs et écouter les histoires des personnes qui devenaient très vite des membres de la famille. 
A huit ans, il se voyait déjà futur « gardien de vieux » lui aussi! 
Dans une grande bâtisse, telle le manoir des Mimosas. 
Une vocation pour laquelle il n’a jamais failli. Preuve en est.

Comme tous les « enfants de la balle », il s’était formé sur le tas, au côté de son père qui d’ailleurs était depuis peu, présent sur le dit « tas », en tant que pensionnaire des Mimosas.
En vieillissant ce dernier était devenu un « véritable cas d’école ». L’homme autrefois si aimable et soigné s’était mué en  un vieil acariâtre qui  cristallisait à lui seul  tous les travers du grand âge. Le directeur, en bon fils reconnaissant n’y voyait là que la dernière leçon  d’un père  soucieux de former son successeur de la meilleure des façons. 

Pour conclure la brève présentation de son parcours, il finit par ces mots un peu amers:

– Vous voyez, finalement,  une maison de retraite c’est tout aussi passionnant  et pénible à gérer qu’une école : élèves difficiles , cas particuliers, parents exigeants et injustes, personnel compliqué et insatisfait, normes exigeantes … mais sans le côté mignon et charmant de la petite enfance…

– Il n’y a pas que dans la petite enfance que l’on trouve du charme , monsieur Karma… il vous faut reprendre goût et foi en votre vocation, et pour cela vous pouvez  compter sur nous. 
Il faudra peut être parfois s’arranger un peu avec les réglementations mais bon… tout cela n’est qu’une histoire  de  «  cuisine interne », n’est ce pas?

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Chapitre 21 –  « Cuisine interne »

– Ah, la cuisine interne, ça nous connaît madame Sidonie! Il faut faire avec le tempérament de chacun, et en terme d’ingrédients, nous avons de tout!  s’éveille monsieur Karma avant de citer quelques exemples.

– Monsieur Desmond, le critique gastronomique.
Malgré son agnosie gustative, il s’escrime à goûter chaque jour les plats servis au restaurant afin d’en rédiger la critique. 

« Parce que faute d’être savoureux,  le plat doit au minimum être esthétique » , le presque nonagénaire prend de longues minutes pour donner à sa  purée de panais des airs de « quenelles de mousseline de légumes oubliés ».  
Tant et si bien qu’à l’heure de déjeuner,  tout est froid.  
Pour clore le repas, il exprime systématiquement son dégoût sur une page datée qu’il demande à afficher à l’entrée de l’établissement aux yeux de tous.  Pour exemple, la critique d’hier : 

« Filet de cabillaud rôti:  beaucoup trop cuit pour exprimer ne serait ce que le goût iodé de son élément naturel. La chose peu ragoûtante est servie tiède pour ne pas dire froide accompagnée d’un gratin de courgette insipide. Le dessert n’a d’attrait gustatif que le nom: « fruits au sirop» »

Il y a aussi madame Bidault, une fan de la série Barnaby.
La pauvre femme a perdu coup sur coup deux bonnes amies, suite à la terrible épidémie de gastro-entérite. Elle en a déduit que quelqu’un chercherait à l’empoisonner, elle aussi, car vous savez ce que l’on dit… « Jamais deux sans trois »!  
Depuis, elle ne déjeune plus sans  avoir préalablement fait goûter ses plats à deux personnes différentes. Cela, en si bonnes proportions, qu’il ne lui reste bien souvent à diner qu’un peu de potage ou de carottes râpées. Sa fille inquiète  de la voir maigrir  à vu d’oeil s’est mise à lui apporter des gâteaux  tous les jours, entraînant une prise de poids conséquente du personnel…

Et puis il y a  Monsieur gilles, un homme si attachant.
Parti du principe que ses chances de devoir se présenter devant l’Eternel approchent, il a décidé de verser dans le mystique. D’origine catholique, il  a commencé à se plonger dans l’hindouisme ( rapport a mon patronyme sans doute) puis,  dans l’islam et toutes les religions  les plus connues , de façon  à ce que le jour du jugement dernier , il soit un minimum accepté quelque soit le « camps » .

  Une façon pour lui de miser sur toutes les équipes à la Foi, s’amuse Victor

Oui en quelques sortes! Du coup, il alterne les semaines casher, halal, végétarien etc.., il fête toutes les grandes fêtes religieuses, l’aÏd, le diwali le yom kippour … Je dois dire que cette ouverture d’esprit et de culte fait de lui, l’homme le plus délicieux qui soit.

Et puis enfin, nos deux nouveaux… Violette et Eugène, deux amoureux… des adolescents qui pourraient se suffire à eux-même. 
Elle, lit dans les nuage et perd doucement ses mots. 
Lui devine les formes qu’elle y lit et  raconte  ce qu’elle ne peut plus dire avec l’humour qu’il lui connaît .  
Ils se complètent  comme deux pièces de puzzles dépareillés. Une Sorte de rébus poétique…

Tournesol l’écoutait décrire tous ces personnages comme les figurants d’une grande fresque locale. Les deux derniers ingrédients de la cuisine interne de monsieur Karma étaient bien évidemment ses préférés.

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Chapitre 22 – coups de foudre aux Mimosas

Depuis sa  rencontre avec le directeur , Sidonie ne parlait plus que des Mimosas. Elle y était retournée avec Tournesol pour visiter Eugene et comptait d’ailleurs bien en faire un rendez-vous hebdomadaire de plus.

Alors que pour la troisième fois les deux amis franchissaient la grille principale du parc pour visiter Eugène et Violette, l’homme vint au devant de son fils d’un pas vif, le prît par le coude puis le mena un peu brusquement vers l’entrée de services du bâtiment. 
Victor, agacé, l’interroge du regard.

Eugène chuchote:
-Tu vois la dame en jolie robe vert pâle?

Une petite femme assise dans un fauteuil roulant tournait le dos à la porte de services et faisait face au jardin, le regard rivé sur le portail.

– Quoi? Pourquoi tu parles si bas tout à coup?

– Ah ça…  tu verras!  Dans ces maisons pour personnes âgées, ils sont tous tellement bien appareillés qu’ils t’entendent mieux qu’un gamin de 13 ans à qui on a offert des AirPods ! Du coup, je me méfie… 
Tu vois la dame ou pas?

– Oui répond Victor aussi bas.  C’est amusant, elle me rappelle cette actrice si mignonne, celle qui a un air toujours un peu nostalgique.Tu vois de qui je veux parler? Celle qui jouait dans «  Joyeux Noël » … 

– Diane Kruger?  Euh…  je crois que là, tu regardes Emilie, l’aide-soignante ! Moi je te parle de la femme dont l’âge est plus avancé de la sortie que de l’entrée! 

– Mais non papa! Je ne te parle pas de Diane Kruger , je te parlais  de …. Suzanne Flon!

– Ah oui.. C’est vrai tiens. Il faudra que je lui demande si elle a un lien de parenté! 
Bref ce que je voulais te dire c’est que « ta Suzanne Flon », elle a totalement perdu la mémoire.
Le seul souvenir qui lui revient en boucle est celui de son seul et unique amour. Un homme mort alors qu’il n’avait que 29 ans. Il était grand, brun, fin, et plutôt bel homme.

– C’est tout moi ça! Sourit Victor …

– Et bien tu ne crois pas si bien dire! Car depuis que tu viens aux Mimosas, elle est toute chamboulée. Tu lui rappelles son amour perdu. Elle t’aperçoit franchissant ce portail et se prend à rêver que tu vas venir vers elle. C’est le coup de foudre, magnifique et violent. Si tu voyais ses yeux, son regard, son sourire… et même son teint: elle reprend vie!

– Mais alors si ça lui fait du bien, pourquoi tu me fais passer par l’entrée de service?

– Parce qu’une fois le coup de foudre passé, systématiquement, elle s’effondre dans une apathie terrible et revit seule, et déchirée, la perte de son unique amour. Trois coups de foudre en trois semaines, c’est beau à quatre vingt ans.  Mais trois déchirements…Là, ce n’est plus humain.

Sidonie écoutait  attentive, touchée par cette si belle histoire:
– Et si , au contraire, nous arrivions à colorer les seuls souvenirs de cette pauvre femme d’une teinte plus douce? Si Victor lui rappelait uniquement ses bons souvenirs et non plus les mauvais?
Il suffit juste que Victor ne quitte pas l’Epadh. 
Pas de départ de Victor, pas de souvenir déchirant pour Suzanne!

Victor se passe la main derrière la nuque un peu abasourdi:
– Euh.. Sidonie, je sais que je suis un jeune « plus âgé qu’il ne faudrait » à tes yeux, mais, je ne m’attendais pas à  ce que tu m’envoies si vite à l’Epadh!

Sidonie regarde malicieusement Victor et son père:
  Tu peux bien faire le malin, Victor! 
N’empêche, Je me demande si je n’ai pas là le début d’une idée!!

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Partie III

 Les Mimosas – « the place to be »

Chapitre 23- La chute du mur

La semaine suivante,  Victor  et Sidonie étaient plantés depuis au moins cinq bonnes minutes devant le magnifique  portail en fer forgé qui donnait des airs de lieu privé et préservé à la résidence des Mimosas . 

– Sidonie… C’est juste un portail, il n’a pas changé depuis la semaine dernière.. On entre ou on sort?

Elle souriait, visiblement satisfaite de ce qu’elle allait répondre:
– Ni l’un, ni l’autre Victor! On passe! 
J’ai réfléchi. Je crois que si  la pauvre Suzanne souffre quand tu quittes les Mimosas, c’est parce qu’elle te voit franchir ce portail. 
Dans le monde de Suzanne ce portail marque la frontière entre le monde du bonheur retrouvé, et le bonheur perdu, le monde d’avant et celui d’après.  D’ailleurs je crois que ce portail marque aussi la rupture entre le monde des jeunes et celui des vieux, le monde de la vie et celui… Bref tu m’as compris…  

– Et donc on fait quoi? De la philo?

– On fait tout sauter Victor! On fait tout sauter! Eclate de rire la petite femme.

– On va faire sauter le portail?

– En quelque sorte, oui. Et on fera ça dimanche! Il faut qu’il y ait du monde et je veux que ma fille soit présente. 
Avant toute chose, tu  vas chercher trois canapés,  les installer sous le grand charme de la terrasse et inviter quelques amis.  
Appelle  ton père, Violette et d’autres connaissances, moi , j’appelle Sybille et Victoire… 
Je veux casser les frontières  
Je veux tisser du lien. 
Regarde nous. Toi et moi sommes la preuve vivante du fait qu’il n’est pas nécessaire de mettre des grilles en fer, aussi forgées soient-elles entre les âges! Le monde est UN, inutile de chercher à le scinder en plusieurs! 
Sidonie était remontée à bloc. 
Déplacer des armées était pour elle un jeu d’enfant, alors abattre un mûr pour faire reculer les frontières…

Jeunes et moins jeunes allaient s’affronter pour mieux évaluer leur chance de trouver un équilibre commun. La partie allait commencer, et promettait d’être animée . Tout serait joué à la loyale lors d’une grande joute verbale.

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Chapitre 24 – La grande joute

Résidents, visiteurs, amis, personnel… En tout une bonne quarantaine de personnes de tous les âges se tenaient le dimanche suivant sur la terrasse de Moulinsart. Ils étaient prêts à se prêter au jeu de cette petite dame fantasque qui mettait de la vie et surtout beaucoup de désordre dans le calme habituel de la résidence. 

– Les règles sont simples, commence Sidonie, en  maitresse de cérémonie:

Vous avez devant vous deux grands canapés qui se font face. Considérez qu’il s’agit de deux camps adverses: les jeunes d’un côté, les plus âgés de l’autre.

Bien naturellement les plus jeunes comme les résidents trouvèrent leur canapé respectif.
Quelques uns ne sachant pas bien où ils étaient sensés se situer cherchaient, un peu gênés, dans le regard fuyant des autres, ce qu’ils en pensaient .
La partie commençait. Sidonie exultait.

– Chaque camp doit poser une question au camps adverse. Lorsque la réponse est jugée satisfaisante par l’équipe questionnante, un membre de l’équipe est nommé pour rejoindre  le troisième canapé en zone franche. 
Si à l’issue de cette joute verbale, plus de la moitié des équipes est sur le troisième canapé, alors nous pourrons dire que nous avons fait sauté la frontière des âges.

 Les conversations allaient bon train entre les deux canapés. Mais elles pouvaient vite tourner à une partie de ping-pong  sans balle gagnante:

« Canapé A 
-Le plus difficile dans la vieillesse  c’est lorsqu’on se sait vieux. Or, on ne se sait vieux, que lorsque l’on se sent vieux. 
-Ou quand on nous le dit… ajoute un octogénaire plutôt alerte.

Canapé B 
– Évidemment si on te le dit , du coup tu le sais

Canapé A 
– Oui sauf que si on te le dit, alors que tu ne l’es pas… , du coup tu le deviens! 

Canapé B 
– Mais si tu le deviens, c’est qu’on a bien fait de te le dire pour que tu le saches… En fait,  c’est de l’anticipation, ajoute un jeune malin.

Canapé A
– Ou du sabotage de moral!  dit l’autre »

Un jeune visiteur se décide à couper la conversation qui tournait au langage de sourds, pour  tenter une question à destination du canapé des séniors:
-Selon vous, quel défaut le jeune a t’il que le plus âgé n’a pas?

Violette:
-aucun

Eugène:
– Je crois que ce que Violette veut dire, c’est que les vieux ont tous les défauts de la jeunesse!

Le jeune homme reprend, amusant la galerie par son air dépité: 
– Du coup… je ne vois pas l’intérêt d’être plus âgé!  A moins que… reprend t’il: Quelle qualité le jeune n’a pas que le vieux a, lui?

La  douce « Suzanne Flon » prend la parole: 
– Les jeunes n’ont plus la notion de romantisme. Il veulent tout tout de suite. Ils veulent de la rentabilité.

Violette:
– C’est vrai. 

Suzanne reprend:
-C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ne viennent pas nous visiter. Ils ne nous trouvent pas rentables.

Eugène:
-Moi je la trouve rentable violette!

Suzanne moqueuse:
– Oui mais toi t’es vieux Eugène!

Emilie, Jeune et  jolie aide-soignante appréciée par tous les résidents observe Eugène et Violette et Suzanne avec émotion:

– C’est pas le jeune qui n’est pas romantique , c’est la société qui ne laisse plus de place au romantisme. Je crois que vous n’imaginez pas, vous qui avez vécu les années folles!  Vous autres les seniors, vous réagissez en « enfants gâtés », et pourtant c’est nous, les jeunes, qui sommes  jugés comme tels.

Eugene regarde ses camarades du canapé des seniors en se demandant de quelles années folles tous ces dinosaures étaient sortis…De folles années,  sans doute… 50, 68, 80, 90 … même 2000   mais les années folles!  Ils étaient tous encore bien trop jeunes pour les avoir vécues …

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Chapitre 25 – La partie de pêche

Emilie reprend: 
– Nous aussi, les jeunes on aimerait avoir de belles histoires d’amour  à raconter, mais regardez, moi  par exemple….

J’habite  un appartement que je partage avec Gérard mon chat. J’aimerais bien le partager avec un homme mais mes histoires sont systématiquement des fiascos. J’ai même consulté un psy pour voir si je n’avais pas un problème. Vous savez ce qu’il m’a dit?

«   Il faut briser la boucle Emilie! Ne pas vous précipiter à coeur ou à corps perdu dans une nouvelle histoire sans avoir pris le temps de prendre du recul. Prendre le temps, c’est réfléchir, calculer et puis seulement, vous investir dans votre relation… alors… vous ferrerez le poisson… » 
Il m’a même conseillée de m’inscrire sur un site de rencontres , histoire d’éviter de me laisser emporter par des sentiments préjudiciables!  
Parce que pour nous, les jeunes, l’amour est un sentiment préjudiciable ? Où est le romantisme dites moi?

Sidonie est excédée.
– Qui peut  songer à l’Amour comme à une vulgaire partie de pêche? Réfléchir, calculer, investir et ferrer le poisson… C’est un conseil de  psychologue psychotique !

– J’ai fait mes recherches, ajoute Emilie:
340 millions de personnes, dans 190 pays du monde, en plus de 40 langues différentes se sont inscrites sur Tinder. 340 millions de personnes  sont donc parties «  à la pêche »!. 

Emilie, 29 ans, 1.68m, fine, blonde et curieuse – Aide-soignante – Intéressée par les arts, le théâtre et le sport. Aime les voyages, la danse et son chat. Ah oui, et la cuisine japonaise… 

J’ai  « swipé » à droite en voyant le profil de Paul ( un parisien , il fait de la voile et raffole des Yakitoris… ). Il m’a plaqué trois mois plus tard… il était resté  inscrit sur le site au cas où  il y ait plus « compatible »….! Alors vous voyez? Termine la jeune femme désabusée.

Victor regardait la jeune Émilie avec des yeux éberlués. Il était a mille lieues de tout cela. Dans son monde à lui, qui avait longtemps était peuplé exclusivement de particules, il  n’y avait qu’une seule personne qui éveillait ses pensées. 
Lui qui ne rêvait que de fission nucléaire avec l’ élément super lourd assise à côté se surprend à prendre la parole pour s’écrier:

– Mais non! Mais je ne suis pas d’accord. Je me sens jeune et j’ai beau être un scientifique, je ne veux pas imaginer que tout doive être calculé. Nous avons encore envie de romantisme, nous les jeunes. Et puis … quittant des yeux Sybille qu’il dévorait, il se tourna vers Eugène…. j’ajouterai   que je ne cherche pas  à visiter mon père par intérêt,   aussi vieux et énervant  soit-il parfois!  – Je le trouve, cet intérêt, c’est tout!

Jeunes et vieux se mettent à applaudir en liesse le jeune Scientifique encore sous le choc de son propre monologue! 

Sidonie ajoute:
Voilà pourquoi on va tous se retrouver sur le troisième canapé!  
Victor est un vecteur intergénérationnel, jeune, vieux  et romantique à lui tout seul. 
Nous ne sommes pas faits pour être parqués entre jeunes ou entre personnes âgées! 
La table des vieux aux mariages, les vacances ou les clubs du troisième âges … c’est d’un ennuyeux!

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Chapitre 26- Si l’avenir, c’est le passé

Victoire qui n’avait encore rien dit  mais qui s’était immédiatement assise  du côté des plus jeunes, prend la parole et regarde le camps adverse:

-ça se plaint, ça se plaint…  Est-ce que quelqu’un  pourrait me donner un avantage à être plus âgé que je sache si je continue à prendre de l’âge?

Sybille , pourtant du même canapé, tente une percée: 
– Moi, je dirais que plus le temps passe, moins tu t’inquiètes de ta ligne et de tes problèmes de poids, et ça c’est un avantage de taille!

– C’est vrai. Je reconnais qu’à mon âge, tu ne soulèves plus le même l’enthousiasme par ton physique, répond Sidonie. Mais si tu ne t’inquiètes plus autant de ta ligne, c’est surtout parce que tu t’inquiètes du reste… tes problèmes de pieds, de genoux, de hanches, de yeux, de dents et d’audition… euh  de tout quoi!

– Ok, arrête toi là , s’écrie Victoire en riant.  
Des personnes âgées, il y en a toujours eu , mais j’ai l’impression qu’elles se plaignent plus aujourd’hui qu’autrefois, non?

– C’est parce qu’autrefois  à ton âge,  Victoire, les personnes âgées  se seraient tout de suite mises dans le canapé des seniors sans réfléchir ! Pour te le dire autrement , autrefois les personnes âgées avaient ton âge !

Tout le monde éclate de rire et les questions/réponses fusent dans le parc … 

– une ado ajoute:
«  autrefois » , ça c’est le mot « relou » des vieux!

 Une grande femme, résidente depuis peu et certainement grand- mère de la jeune fille ajoute: 
– Oui, je suis d’accord, « autrefois » est un mot pour les vieux… mais en réalité ce mot a un petit coté désuet un peu « « vintage »  qui pourrait revenir à la mode avec les pattes d’eph et l’oeil de biche!
Je sais que tu te demandes pourquoi je me fatigue à prendre soin de mon apparence avant de sortir…? C’est simple, je me dis que tout vient à  point à qui sait attendre et un jour nous, les personnes  âgées,  nous redeviendrons à la mode. Du coup, j’entretiens mon apparence.

Sidonie piaffe de joie. Elle croit s’entendre. D’ailleurs sa fille ajoute: 
– Oui enfin … il y a une limite à tout! On ne peut plus mettre des talons aiguilles à 75 ans comme à 30!

Victoire éclate de rire.
– Ça c’est pour nous, Sidonie! .

Sidonie conclue la joute sur : 
– L’avenir surtout par les temps qui court… C’est le passé!  

Il suffit de regarder les informations pour le comprendre. Certains  se collent la face sur des tableaux de maître pour faire comprendre à des gens qui passent leur temps la face collée sur les écrans qu’ils vont droit dans le mur .. Avouons que c’est cocasse et déroutant! Les jeunes sont plus stressés que les personnes âgées . 

A cela Eugène ajoute:

– C’est l’inflation:  la hausse du poids des années rend le corps plus lourd mais bien des choses sont plus légères à porter.

Un jeune homme d’une bonne vingtaine d’année se lève.
-madame Sidonie, monsieur Eugene … Je vous aime!   
Si l’avenir appartient au passé et que le passé n’est habité que par des jeunes comme vous, je signe. Plus sérieusement, je crois que je serai rassuré de vivre dans un monde où vieillir  n’est plus un cap à passer mais une continuité.

Piquée par une tendre jalousie, Sybille regarde ce jeune et bel homme qui fait une déclaration d’amour en bon et du forme à sa mère et se prend à rêver de devenir un jour, elle aussi une vieille jeune dame rayonnante et aimée.

La magie fait effet.
Le troisième canapé est plein à craquer. 
 Le mur est tombé et d’avis général le  portail peut rester ouvert.

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Chapitre 27    « the place to be »

La  joute qui avait fini  par attirer plus d’une soixantaine  de personnes sous le grand charme de la résidence avait été relatée avec enthousiasme à monsieur Karma par tous les canaux de communication.
Les résidents avaient apprécié l’animation. 
Les visiteurs n’avaient pas vu le temps passer. 
Les plus jeunes avaient bien rigolé.
Le personnel avait découvert tout ce petit monde… et monsieur karma père, lui, avait  bien entendu trouvé tout ce boucan excessivement déplaisant.

Le projet d’établissement devrait être enrichi afin de permettre une plus grande facilité d’échanges  entre le monde de l’intérieur et celui de l’extérieur. A ce titre, carte blanche était donnée à Sidonie pour mettre à profit les talents de chacun. 

Comme de bien entendu, les premiers intervenants se sont imposés  d’office. Le public captif et enjoué des retraités était évidemment  une aubaine pour le « slam » du curé, et pour la nouvelle collection de croûtes de Victoire. Inspirée par les chaussures et pantoufles locales, cette dernière  n’avait cessé de « créer » pour aboutir à ce qu’elle allait nommer «  le dernier bas art de Victoire ». 

Cependant, il allait très vite être nécessaire de faire place à d’autres artistes, un peu plus conventionnels. 

Tandis qu’un peu partout dans le parc, des tables d’échecs sont installées, au centre du jardin, un nouvel « arbre à palabres » est lui même baptisé. On peut y entendre, devant un parterre de chaises et de transats, sorte de scène ouverte en plein air, conter des histoires et des anecdotes.

Parfois, des cartomanciennes improvisées lisent le passé et l’avenir des jeunes et des moins jeunes. Les hommes racontent des histoires drôles qui ne devraient faire rire  qu’eux … mais leur rires sont communicatifs, tout le monde s’esclaffe et l’hormone du bien-être être s’échappe sous les branches du grand arbre. Toute cette activité donne  aux week-end des ambiances mêlées de fête foraine et de marché  médiéval. 

En semaine, des ateliers cuisines sont organisés. Les secrets de grand mères sont enfin dévoilés aux plus jeunes.  Les écoles primaire s’y inscrivent pour écrire et dessiner  le livre des recettes de leur choix.

L’esthétisme des plats est enseigné par monsieur Desmond, le critique gastronomique, qui peut exprimer d’une main tremblante son art aux adeptes, à condition qu’ils ne soient pas pressés. 
Des cours de stylisme sont dispensés. Les défilés de mode sont organisés afin de confronter le « swag » des ados avec celui des adultes voire des adultes « confirmés ». 
Le sport ne se limite plus au tai chi et à la gym douce…. A présent, la danse de salon a toute sa place pour tous les âges. 
Un coiffeur s’installe à proximité de l’entrée du parc. La mode des cheveux poivre et sel est à son apogée. 
Les vieux initient les plus jeunes aux jeux du futurs: Bingo, Scrabble,  Puzzle et memory…Les plus jeunes élaborent des tutos pour aider les aînés à se servir des réseaux.
La joute verbale, atelier culte, a lieu tous les dimanches avant l’heure du thé dansant. 
Le journal local ayant été relayé dans les communes alentours et jusqu’à Paris, l’epadh des mimosas est en passe de devenir «  the place to be », sorte de nouveau poumon de la ville.

Sidonie et Victor  souvent accompagnés d’Eugène oeuvrent à ce grand chamboulement  et ne cessent d’avoir de nouvelles idées. Jusqu’alors toutes les propositions ont été acceptées. 
Un seul hic, la direction refuse toujours de faire venir Ficus aux Mimosas. Hormis une fois,  clandestinement au fond du panier pique-nique en osier, Le pauvre animal n’est jamais entré.

Faire entrer le loup ( aussi petit soit- il)  dans la bergerie est pourtant l’un des jeux préférés de Sidonie… Aussi , n’allait-elle pas tarder à  s’y prêter…

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Chapitre 28 – La crèche vivante

Noël approche et Sidonie compte bien tirer partie de cette période pour mener son projet à ses fins.
Assise face à Tournesol, elle fait la liste des personnages nécessaires à  la  crèche vivante qu’elle souhaite mettre en place à la maison de retraite.

– Pour l’âne, le boeuf, et les moutons… Je pense que la  ferme des Haies saura nous dépanner… 
… il  nous faudra aussi un chien de berger …  là   j’ai mon idée.

Victor comprend de suite. 
– Ah tiens oui, bien sûr,  le chihuahua est la race la plus appropriée!
D’ailleurs, Ficus s’y connaît en moutons… il les chasse sur le parquet depuis des années ! Il va vite s’adapter, j’en suis sûr !

– Violette fera Marie et  Eugène sera Joseph…  l’ange gabriel…  les bergers… les rois mages – et  les villageois…

– euh… et,  le bébé…. Qui va jouer le rôle du petit Jesus? 

Sidonie sourit:
-Le fils de joseph! Bien sûr!

– Ah non! Pas question ! Je ne joue pas dans la crèche!  

– Evidemment grand malin, on trouvera bien un bébé ou une poupée pour jouer le rôle!

Quand le grand jour arrive, la crèche remporte un réel succès. Eugène et Violette sont émouvants, parfaits pour le rôle .. un seul problème … le chien de berger a peur des moutons et se colle derrière son maître en jappant comme un malheureux.

Peu importe , pense Sidonie. 
Ficus est dans la place et Eugène est heureux .

Le surlendemain, lorsque monsieur Karma annonce qu’il faut à présent sortir tous les animaux du parc , les choses prennent une toute autre tournure.

– La crèche vivante l’a bien prouvé. Les animaux ont toute leur place aux Mimosas, commence Sidonie. 
Combien de résidents ont dû abandonner leur chiens et chats avec déchirement avant de venir s’installer ici? 
Je suis sûre que c’est un facteur de stress immense pour vos locataires!

– Sans compter que ce parc est si grand qu’on pourrait se croire à Versailles!
Marie Antoinette avait sa ferme et nous, nous devrions nous contenter de nourrir quelques poissons rouges ? 
Pas question bougonne haddock devant monsieur Karma qui, il faut le reconnaître,  avait jusqu’alors fait montre de beaucoup de compréhension. 
Ficus  a besoin de moi et Violette a besoin de nous!

 Après accord de la direction et des services vétérinaires de la ville,  décision fut prise qu’on garderait l’âne, et quelques moutons qui assureraient la tonte dans le parc.  

Mais pour éviter les complications et l’accumulation des cas particuliers, les animaux de compagnie ne seraient  pas admis.

– A moins que…. commence Sidonie… A moins que de cas particuliers, nous ne fassions des cas collectifs! 

– Là, je ne vous suis pas , madame Panier!

– Et bien, si Eugène accepte de laisser Ficus aux bons soins de tous…  

En pointant du doigts deux emplacements suffisamment éloignés l’un de l’autre, sur le plan de la propriété, la petite dame futée continue:

…. Nous pourrions ouvrir  un Bar à chiens ici, et là , un salon de thé à chats…. Ainsi chacun pourrait y câliner les bêtes tranquillement  tout en sirotant une boisson, sans pour autant avoir  la charge de l’animal. 

L’idée fut adoptée.  Ficus fut la première mascotte du bar à chiens puis il fit vite des émules…permettant à chacun, résident ou pas, de venir se détendre et câliner les bêtes en toute sérénité.

C’est précisément cette nouveauté qui a déclenché l’intérêt de la presse locale puis nationale…

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Chapitre 29-  l’émission impossible

Quand  M6 a pris contact pour tourner une émission sur « la nouvelle manière de vivre ensemble », le directeur de la maison des Mimosas a pris peur et s’est tout de suite appuyé sur l’aisance naturelle de Sidonie.  

– Zone interdite ne se tourne pas en direct, c’est impossible! 

– Eh bien alors cela ne sera pas. Il n’est pas question que nous soyons mis en scène et sélectionnés comme le casting de  « l’amour est dans le pré » ou je ne sais quelle émission dont les médias nous abreuvent à longueur de semaine!

Le producteur était dans ses petits souliers,  le sujet était bien trop important pour ne pas s’en saisir avant les autres. Cette petite dame au tempérament bien trempé allait lui donner du fil à retordre, mais il y avait là un véritable phénomène  sociétal à traiter.

La présentatrice pomponnée, maquillée et professionnelle attaque bille en tête:
– Madame Sidonie Panier, peut-on vous demander votre âge?

– Oui, comme à n’importe qui,  je crois que l’on peut!

– Vous ne répondez pas pour autant? dit la journaliste décontenancée 

Sidonie n’avait pas l’intention d’entrer dans une interview trop consensuelle et feignait l’étonnement:
– Pardon, répétez donc la question!

– Quel âge avez-vous, madame Panier?

–  Et bien à cette question là,  je réponds en général 70 ans , mais ma fille vous dira que j’en ai cinq de plus.

La jeune journaliste  faisait signe à son équipe de zoomer sur les pieds de Sidonie qui était chaussée pour l’occasion de ses escarpins Jimmy Choo Swarowski .

– Pouvez-vous nous dire Sidonie, quel est votre secret de jeunesse?

– Le même que celui de votre « grand professionnalisme  » jeune madame: le mental! 

Derrière les caméras, Victor et Sybille suivent la conversation. 
– Elle va se faire moucher en direct, à force de répondre sur ce ton là! peste sybille en coulisse

– Non, elle reste vraie. Regarde-la. elle est  égale à elle-même! 
Victor est fier comme un fils le serait de sa mère. Il serre la main de sybille avec une assurance réconfortante . 

Le tournage prend de longues minutes. Sidonie présente les nouvelles activités, le calendrier des expositions, les animations…et surtout le petit monde hétérogène qui fait de ce lieu un écosystème parfait.

La  présentatrice : 
– Mais n’est-ce pas un peu contre nature de chercher à tous prix à mêler la jeunesse « rap » à  la vieillesse plus «classique »? 

– Et Sidonie de citer Lord Byron: 

« Il y a de la musique dans les soupirs d’un roseau ; il y a de la musique dans le murmure d’un ruisseau ; il y a de la musique en tout, il ne nous manque que de l’oreille : notre terre n’est qu’un écho des sphères.»  

La journaliste , un peu trop figée sur le script de son émission, reste perplexe:

– C’est-à-dire ?

– Et bien c’est à dire que d’où qu’elle vienne et quelle qu’elle soit, la musique fait partie de notre univers commun.  Ce qui est contre nature c’est de vouloir scinder en plusieurs parties cet univers commun. Nous faisons bien partie du même univers vous et moi n’est-ce pas?
Alors écoutons nos petites musiques communes, différentes certes mais communes!

La jeune femme n’était pas certaine d’avoir bien compris le sens de la réponse. Cet entretien en direct devenait décidément un peu laborieux. 
–  Diriez-vous que l’ouverture de l’Epadh aux activités extérieures est un échange de bons procédés? Les jeunes et les anciens ont ils autant à s’apporter les uns que les autres?

Sidonie regarde la jeune femme comme elle regarderait une langouste dans le vivier du restaurant avant de la choisir comme menu principal:
– « Les naïfs soufflent dans le vent pour le pousser ; les habiles, pour qu’il les pousse.»

La langouste rougit sur place, se sentant piégée par la répartie de ce puits de citations sans fond…

Sidonie reprend: 
– Pourquoi toujours chercher à peser l’apport ou le gain de chacun? Ne peut-on pas comme dit Lucien Arréat aller dans le sens du vent et se laisser porter? 
Allez à la rencontre de chacun, écoutez leur musique et laissez vous porter… Je ne peux pas mieux vous en parler!

Sur ces mots, l’équipe de M6 part  filmer Suzanne Flon qui raconte la triste histoire de son fiancé perdu, puis Violette qui lit à l’antenne le bonheur de ses 83 ans. 
De jeunes visiteurs sortis d’une leçon de cuisine expriment le plaisir qu’ils ont à découvrir les nombreuses recettes de « plats cuisinés » et non réchauffés.

Sybille et Victor, ensemble, terminent le témoignage en conseillant chacun de venir faire un tour dans le coin. 
– Il s’y noue des idylles, il y tombe des murs. C’est plus qu’un centre ville , c’est un centre de vie. Moulinsard est un lieu magique!

Enfin monsieur Karma sort de sa réserve. Face à l’engouement que provoque son établissement, il conclut avec agitation et fierté l’émission:

– La place centrale d’un village français devrait être ainsi orchestrée:  une boulangerie , quelques commerces, une école et un epadh!

A la mairie, derrière son poste de télévision , monsieur le maire marmonne, il est excédé. La production M6 ne lui a pas fait signe, ni même demandé la moindre intervention.

– Non mais, il se prend pour qui ce monsieur Karma…. Le maire de la ville?

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chapitre 30-  Peur sur l’édile

Dès le lendemain de l’émission, le maire convoque la presse locale devant les grilles ouvertes de l’epadh des Mimosas.
En faisant fi de son avis quant à  la place grandissante de l’epadh  sur la commune, les producteurs de M6 ont touché la corde sensible de l’édile, extrêmement vexé.

Il vocifère devant le parc, accompagné d’une équipe municipale dans ses petits souliers, puisqu’elle- même devenue coutumière des  activités du lieu.

La petite ville de banlieue parisienne rayonne, et les nouvelles aspirations des habitants mettent en-effet  le maire dans une position très inconfortable. Il voit les élections municipales approcher.  Son mandat est en jeu. Les « excités  de l’epadh » comme il aime à les nommer, ne l’ont pas épargné.Toute la ville est à présent tournée vers ce nouveau pôle d’attractivité .

La fête foraine, habituellement située sur la place de l’église, a fait sa demande d’installation à quelques encablures du parc pour permettre à tous de profiter des plaisirs partagés.

Certains administrés réclament même de nouvelles lignes de bus pour atteindre le parc des Mimosas et ses activités. 

L’eldorado des anciens prospère et ce n’est pas de son fait. Bien au contraire, depuis le début, il freine des deux pieds en multipliant les arrêtés et les poses de plots de béton pour empêcher toutes extensions sous prétexte de tapage ou de risque d’émeutes. 

Le fait que cette Sybille Panier,  commissaire  de police du quinzième arrondissement de la capitale,  soit la fille de la meneuse d’une  « horde de réacs aux cheveux blancs » complique également les choses. Monsieur le maire ne peut plus compter sur sa police municipale pour le soutenir les yeux fermés, solidarité oblige… Pour tout dire, il évoque même l’idée de faire appel à quelques mercenaires pour rétablir l’ordre si besoin.

L’émission de la veille n’a fait qu’attiser le feu de la révolution, car en réalité, les semaines passées ont suffit à lui donner un coup de vieux. A ce rythme là, le pauvre homme finirait  sans doute par demander lui aussi une place à la résidence des Mimosas…enfin s’il reste de la place!

Les flashs de la presse locale crépitent, tandis que les administrés opinent mollement à chaque invective maladroite de l’élu:

– Sans frontières fixes et bien gardées, la société court au chaos!
Nos anciens ont besoin de calme et de soins. Ils méritent un écrin de verdure à l’abri de l’agitation urbaine! 
Refermons les grilles de l’epadh et les moutons seront bien gardés ! 
Et d’ailleurs, tous ces moutons en liberté dans le parc… est-ce bien raisonnable ?

Sous les fenêtres  de la résidence , pendant qu’au loin l’édile gesticule sous les caméras, l’âne de la crèche mange tranquillement en piétinant le foin des lapins.
Depuis sa chambre, Eugène regarde la scène. 

– Je crois ma chère Violette que si cet âne pouvait parler, il dirait:

« Hi han – voilà à quoi se résume la politique des humains- du mauvais son et beaucoup de foin pour rien! »

Puis ils sortent tous les deux main dans la main, le sourire fiché sur les lèvres…

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Chapitre  31-  Le parterre de violettes.

L’hiver est passé très vite cette année. La pension des Mimosas a trouvé son équilibre et les activités vont bon train.

Alors que les premiers rayons du printemps tentent de réchauffer les sols encore gelés,  le  parterre de violettes colore le parc ça et là… 

Violette, elle, a tiré sa révérence.

Étonnamment, la douce et silencieuse femme s’est éteinte dans un grand brouhaha un soir parmi tant d’ autres, juste après le diner.

De mémoire d’Eugène, jamais il ne l’avait tant entendu parler que le soir de sa mort. Une logorrhée verbale telle, qu’il lui était impossible de placer une seule phrase.

Tous les mots qu’elle cherchait  depuis maintenant plusieurs mois, étaient revenus, là,  en bonnes places, pour lui dire le bonheur d’avoir vécu ces journées à ses côtés. Eugène ne pouvait rien répondre, sa douce amie ne laissait aucun silence, comme si le temps était compté. 

Le temps était compté.

Dans un sourire, Violette s’est éteinte. 
Alors seulement,  Eugène a pu parler.

Aujourd’hui, le ciel est nuageux et les formes des nuages alternent en un balai majestueux, comme une dernière danse. 
Victor est triste. Le départ de Violette fait écho et lui rappelle sa mère.  
Son père, lui, semble serein. 
Le  tapis de fleurs et la valse des nuages adoucissent sa peine.

– Tu sais que tu n’es pas obligé de rester là papa. Ton appartement est sans doute encore vacant.

Eugène balaye le parc de son bras: 
-Les moutons, l’arbre à palabres, le kiosque, les résidents, monsieur Karma, les violettes… Pourquoi veux-tu que je me prive de tout ça?Puis il récite dans un demi sourire:

« Le réveil d’une fleur, parure de nos champs
colore les souvenirs, imprègne le présent
Les fragiles violettes occupent mes pensées
Sur un tapis volant, ma belle s’en est allée »

                                 le parterre de Violette – Eugène.

Victor regarde son père avec émotion, pas étonnant qu’il se soit rapproché de Violette, il avait toujours eu un petit côté fleur bleue…puis il sourit en pensant que Sidonie avait  encore une fois raison.

– « Tout a une fin , mon petit Tournesol, sauf  le cours des années. Les jeunes deviennent les vieux qui donnent à la jeunesse l’envie d’être comme eux. 

Rappelle-toi, il faut que la vie cesse quand elle arrive au bout, mais pas avant. Violette a vécu jusqu’au bout sa vie, et nous avons cette grande chance d’en avoir fait partie. »

En voyant son fils esquisser un sourire, Eugène reprend:

– D’ailleurs, il serait malvenu de partir quand les choses commencent à devenir intéressantes.
Ne me dis pas que Sidonie ne t’a encore rien dit!

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Chapitre 32- Sidonie soigne sa  sortie

Il lui reste  une petite centaine de mètres avant de rejoindre le comité d’accueil qui l’attend sur le perron de la propriété. Sidonie chausse donc ses lunettes de soleil, et ses stilettos.

– Maman, tu ne vas pas porter tes talons pour marcher dans l’allée! On va encore finir aux urgences! Et puis, ce n’est ni un départ en vacances, ni le festival de Cannes!

– C’est vrai ça, il faudrait qu’on y songe…

– Quoi donc?

– À trouver un tapis rouge et pourquoi pas à organiser un festival!
Et puis, ne t’inquiète pas, ajoute t’elle en brandissant d’un grand sac fourre-tout débordant d’affaires,  sa vieilles paire de crocs: j’ai tout prévu!  

Tandis que la petite femme pétillante avance le pas vif et presque sautillant dans le chemin gravillonné qui mène à  la pension des Mimosas, sa fille toujours éberluée de tant de vivacité tente de tenir la cadence.

Derrière les deux femmes, le commissariat du quinzième au grand complet tire tant bien que mal les valises à roulettes de la star du jour.

Sybille secoue la tête. 
– En attendant, je ne vois pas pourquoi tu as besoin de tant d’affaires! Tu entres aux Mimosas, tu ne pars pas non plus au bout du monde!

– Vois cela plutôt comme un tournant dans ma carrière professionnelle! 

– Mais  quelle carrière, tu as 76 ans demain! Tu ne vas pas débuter un métier à ton âge!

– Je te rappelle que monsieur Karma me loge gracieusement en échange de mes services d’organisatrice événementielle . Je viens avec mes effets personnels pour lui éviter de devoir me payer des frais de représentation.

– Tu m’étonnes maman… Tu es un événement  à toi toute seule,  rit Sybille. 
Appelle cela comme tu veux, mais ce que je constate, c’est que tu rentres à l’epadh et que cette fois, cela n’est pas de mon fait. 

– Non, je n’entre pas à l’epadh! Ça, c’était avant…
A présent,  la maison des Mimosas est un lieu où l’on sort!
Il est donc important que je soigne ma sortie !

D’ailleurs toi-même même, tu y sors tous les week-end avec Tournesol!  

A ce propos, je compte sur toi pour prendre bien soin de mon Victor! Si tu ne t’en occupes pas correctement , je le reprends à mon service! Cet homme là doit à tout prix rester dans la famille! 

Devant la grande entrée, Victor, Eugène, monsieur Karma et quelques amis accueillent la nouvelle recrue. 
Sidonie pénètre dans l’établissement comme une star dans un palace.  Dans le hall, Suzanne est en grande conversation avec Émilie l’aide soignante.  Quelques résidents ont attendu Sidonie pour lui faire bon accueil. 

Victoire venue pour l’occasion,  lui demande de prendre la pause. 
Ici personne n’emménage sans que Victoire ne « croque ses petons ». Ni une ni deux, les stilettos Swarovski de Sidonie seront bientôt exposés dans le couloir au côté de tout un tas d’esquisses de pieds bottés ou de chaussons signés comme autant d’empreintes de pieds sur Hollywood boulevard.

Sur la vitre de la porte principale ,  la critique guillerette de monsieur Desmond annonce le menu:

ce jeudi:

Médaillon de veau et sa farandole printanière

Eclair de génie au chocolat nourri
« L’ensemble a le goût du bonheur si l’on en juge l’odeur ». 

Tournesol  a le coeur serré en voyant son amie prendre ses quartiers dans un lieu qu’elle rejetait encore il y a quelques mois. Mais reprendre ses recherches au CNRS, en sachant que Sidonie  s’apprête à partager son quotidien dans le même  établissement qu’Eugène le remplit de joie.
Ces deux là n’allaient assurément pas s’ennuyer.

Sybille est un peu fébrile. Elle regarde sa mère filer vers ses «appartements » suivie de sa garde policière, comme une maman regarderait sa fille partir en cours de récré. 

Victor l’étreint et chuchote ces quelques mots:
– Tout va bien se passer.

_________

Le stagiaire du commissariat :

– Dites, madame la commissaire, Je peux raconter la fin?

-Vas-y, rigolent Victor et Sybille.

«  Le commissaire Sybille Panier  et  le professeur Victor Tournesol sont heureux de vous annoncer leur adoption commune d’un chihuahua  nommé Fission. 

Cette race de chien vit très très longtemps comme la promesse qu’ils se feront sous peu. Vous devinez où….sous le grand frêne de  Moulinsart! »

– Mais non…pas sous le grand frêne,  sous le BAOBAB QUI S’IGNORE !
( …toujours pour cela qu’il n’est encore que stagiaire! )

Et comme toute bonne histoire  a une fin. 

– Ficus! Viens le chien!

Apporte le mot: 

Fin

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