Depuis la nuit des temps, par-delà les océans, par-delà même les continents connus, existait une île oubliée considérée comme un véritable Paradis sur Terre. À l’époque, on l’appelait encore Parnassea, la toute jeune et nouvelle Terre de Parnasse. Mais cela ne devait
pas durer…
          Notons, comme point de départ à notre grande Histoire, qu’aux origines de la Création, Parnassea fut l’une des premières à émerger après le grand Déluge. Si, pendant un temps incalculable pour l’homme, la parcelle dérivait, morne et perdue, elle finit par attirer l’attention de plusieurs divinités. Le plus audacieux et rapide d’entre eux fut Morphée qui, voyant un certain potentiel, s’y pencha d’un peu plus près. Tel Prométhée qui vola le feu, le dieu du sommeil donna à l’humanité qui s’y établissait tout juste, un don d’une extraordinaire force. Morphée toucha l’Homme du bout du doigt et lui fit le cadeau inestimable du rêve
lucide. Un cadeau tel que tout devenait possible pour qui s’employait à l’user de la bonne manière. Quiconque rêvait était capable de fuir sa réalité et de partir pour le monde qu’il saurait imaginer, fantastique et magique ou austère et mort. Rien n’était impossible.
           Parnassea était déjà l’une des régions les plus paisibles du monde naissant. Que ce soit par sa faune et sa flore luxuriantes et d’une extraordinaire variété, ou par son climat doux.
Dès lors, la petite île devint la capitale incontestée du sommeil. L’île où il faisait bon vivre… mais également dormir. En son temps, elle fit la jalousie de beaucoup de cités et aurait facilement pu connaître la guerre et ses ravages, sans son hospitalité légendaire. On pouvait
traverser l’océan pour voir de ses propres yeux le pouvoir majestueux qui avait été accordé à Parnassea car, dans sa grande générosité, Morphée bénissait tout nouvel arrivant. C’est de cette manière que la fortune et la renommée de la cité insulaire grandit toujours plus. Elle
s’enrichissait encore et encore. Elle devenait de plus en plus influente, au point de d’être considérée comme le centre d’attention du monde entier.
          Sur l’une des plus hautes collines, les habitants reconnaissants, voulurent adresser un hommage à leur divinité bienfaitrice en lui construisant le plus Olympien des palais. Ils tenaient à rendre tout ce que Morphée avait pu faire pour eux. L’attention ne manqua pas de
piquer la curiosité du dieu qui, amusé, décida d’élire domicile au sein même du sanctuaire érigé à sa gloire. C’est peut-être ce qui entraîna le déclin de Parnassea…
          À une époque aussi lointaine qu’inconnue, où régnait la Mythologie, les querelles et les jalousies entre dieux étaient légion. Que l’un obtienne les faveurs refusées à un autre, était suffisant pour déclencher une guerre fratricide. De tout l’Olympe, un dieu parmi les dieux, n’avait pas son pareil en matière de mesquinerie et de convoitise… Le maître incontesté de tous les autres, Zeus en personne. Il ne supportait plus l’affront que Morphée lui avait fait …
Lui et lui seul avait le pouvoir de la création. De quel droit le dieu du sommeil et du rêve avait-il osé outrepasser les prérogatives de son roi ? Zeus était bien décidé à rappeler sa place à son obligé.
          Par une nuit comme les autres, un violent orage éclata brisant la quiétude de l’endroit. Dans un énorme fracas, les éclairs déchirèrent le ciel et martelèrent la terre, frappant à plusieurs reprises le temple du Sommeil. Les habitants horrifiés prirent d’abord peur de l’orage lui-même puis pour leur dieu. Ils craignaient de le voir fuir et être abandonnés. Les éclairs s’abattaient, encore et encore, avec une intensité féroce, comme si le lieu était délibérément visé. Du point de vue des habitants tétanisés, on aurait dit qu’une force surnaturelle s’acharnait sur le temple et son locataire adoré. La terre tremblait, prête à se fissurer,
à s’effondrer. La colline menaçait de tout avaler.
L’édifice volait en éclats, projetant des débris sur toute l’île et ses environs. Toute la nuit, les pauvres âmes subirent de plein fouet la colère d’une
divinité qu’ils ignoraient avoir offensé.

          Dans une lumière et une violence inouïes, le dernier éclair frappa le temple et le fit vaciller dans un vacarme assourdissant. Il n’était plus que ruines, quand le calme revînt.
          L’orage se dissipait peu à peu, mais quelque chose semblait différent. Au départ, personne ne
sut expliquer pourquoi. La frayeur était générale. Et puis, très vite, quelques courageux s’aventurèrent à l’intérieur du bâtiment endommagé. La stupeur qui les saisit à ce moment-là, les laissa dévastés : Morphée n’était plus là. Leur dieu protecteur avait bel et bien disparu.
          Dans la même nuit, les premiers événements survinrent. Si jusque-là, tous les insulaires avaient eu un sommeil de plomb, suite à l’incident, certains commencèrent à avoir des problèmes pour s’endormir. Ce qui n’était au départ qu’une poignée d’individus, se multiplia très vite, jusqu’à atteindre plus de la moitié de la population. Ils perdirent le sommeil. De nuit autant que de jour, ils veillèrent, comme autant de gardiens silencieux des songes des endormis. Très vite, l’île où il faisait bon vivre, se transforma en véritable cauchemar. Les insomniaques perdirent l’appétit, devinrent irascibles, agressifs. Ils se battirent pour un rien, s’entretuant presque. Il fallut se rendre à l’évidence : Morphée avait emporté une partie du sommeil de l’île avec lui. Parnassea, qui n’avait alors plus rien de paradisiaque, fut renommée Insomnia : l’île où on ne dort jamais. Sa civilisation s’éteignit peu à peu, pour une simple
histoire de jalousie de la part d’une déité… C’est ainsi que naquit la légende des Oubliés de Morphée, en même temps que celle de leur extinction.
          Avec le temps, on n’entendit pratiquement plus parler ni de Parnassea, ni d’Insomnia. Nombreux furent les explorateurs qui essayèrent de la retrouver, rentrés bredouilles et traités de fous. Quant à ceux qui ne revinrent jamais, la question resta posée. Étaient-ils morts ?
Avaient-ils atteint ce havre de « tranquillité » ? De mémoire d’homme, on ne le sut jamais.
          Aucune preuve tangible ne fut apportée quant à la position exacte de cette terre mystérieuse, si tant est qu’elle ait existé. Certaines rumeurs prêtaient à l’île, pour toute localisation, l’emplacement de la non moins célèbre Atlantide. Les deux mythiques îles furent, pendant longtemps, étroitement liées, mais l’une finit par tomber dans l’oubli au profit
de l’autre.
          Mais alors comment l’homme « moderne » a-t-il pu, un jour, en entendre parler ? Des bribes de messages furent décodées. Certaines, rares, purent être recoupées avec des événements survenus dans un lointain archipel. Des tablettes de granit vieilles de plusieurs
millénaires furent retrouvées sur plusieurs îles dont, notamment, l’une portait l’inscription suivante :

« Toi que les songes ont rejetés,
Fuis Parnassea,
Fuis ce palais.
En ces lieux, tu seras le bienvenu,
Lorsque le sommeil te sera rendu.
Ici Morphée fut attaqué,
Ici Morphée nous a oubliés. »

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