En ce temps-là, j’étais amant peu aguerri, je ne savais me battre et je cherchais fleur au fusil à rencontrer nouveau parti.
Une gare mythique se présenta où mille rails s’entrecroisaient dans un tumulte chaotique, et le premier train qui passa, je le pris.
C’était l’Express pour Amour, ce beau pays imaginaire où les amants peu aguerris, ceux qui ne savent se battre, peuvent aussi trouver l’âme soeur, et le bonheur, et le malheur.
La locomotive soufflait, les passagers embarquaient, et comme j’étais le premier j’avais la meilleure place et les vis tous passer. C’était un défilé de jolies dames et beaux messieurs. Je remarquai qu’il n’y avait pas d’enfants ; juste parfois un ou deux chiots qui ressemblaient à des peluches…
Une très vieille sorcière s’assit en face de moi. Je sus qu’elle était sorcière par son chapeau pointu et ses doigts crochus, et je sus qu’elle était vielle par la douceur et l’indulgence du regard dont elle m’enveloppa.
Aucune arrogance prétentieuse, et pas davantage de crainte ne semblaient l’animer ; elle s’était juste posée là, et m’observait. Elle m’intrigua, moi qui, amant peu aguerri ne savais pas encore me battre mais me préparais déjà à toute fantasmagorie, pour peu qu’elle me permît de m’aguerrir enfin, et me préparât à la bataille !
C’est ainsi que j’osai lui parler…
– Eh bien quoi, Madame, qu’ai-je donc de si particulier que vous me dévisagiez comme ça ?
Se drapant d’un sourire bienveillant, mais un peu malicieux, elle inclina légèrement la tête et sans lâcher mes yeux, se mit à doucement chanter :
– Promenons-nous dans le train, pendant que le loup y est pas, si le loup…
– Enfin, bonne femme, me prendrais-tu pour un enfant !?, dit alors ma bouche, sans que je sus trop comment. Est-ce là façon d’aborder les gens ?
– Allons, allons, jeune homme, calme-toi, calme-toi… Tu sais bien qui je suis, tu m’as convoquée. Ne t’inquiète pas : personne ne me voit, en dehors de toi. C’est qu’en vérité, je suis en toi… Tu peux même crier et m’insulter, personne ne t’entendra ; personne d’autre que toi, et moi.
– Quoi, comment, en moi ; que prétends-tu là ?
– Tu comprendras plus tard, quand aguerri tu seras et qu’enfin te battre tu sauras.
– Mais au moins dis-moi ton nom…
– J’en ai des millions. Quant à celui que tu me donneras, toi seul en décideras. D’aucuns m’ont nommée Aphrodite, d’autres Vénus, et d’autres encor Hathor. De “Lilith” l’on m’affubla aussi, sans trop savoir pourquoi, mais au final, j’ai tous les noms du monde par prédestination.
– Eh bien soit, tu seras donc ma “Compagnie”, car si j’ai bien compris, tu vas m’accompagner ? Tu ne vas pas me lâcher, n’est-ce pas ? D’ailleurs, existes-tu ? Je dois t’imaginer… “Compagne imaginaire” t’irait mieux, mais je garde “Compagnie”, c’est plus simple.
– “Compagnie” me convient bien, c’est la première fois qu’on me nomme ainsi.
– Alors, Compagnie, que me veux-tu vraiment ? Qu’espères-tu d’un pauvre non aguerri qui ne sait pas se battre ?
– Moi ? De toi ? Rien. Mais toi, de moi… beaucoup !… Seulement voilà : tu n’obtiendras rien si tu ne l’avoues pas. Vois-tu, dans ce train que tu as pris, on va nulle part sans courage. Et le premier, le plus haut des courages, consiste dans celui que dicte l’exigence d’être honnête à soi-même…
– Mais enfin je le suis ; ne reconnais-je volontiers n’être point aguerri ni savoir batailler ? Que te faut-il de plus ?
– Un peu d’honnêteté ?
– “Honnêteté, honnêteté…”, voudrais-tu par là dire…
– dire ?…
– …que j’aurais quand même quelque expérience de la chose…
– quelque…z’expériencessss…ceszzz ?
– Oui, bon… N’exagère pas. Je veux bien remplacer “point” par “peu” quand il s’agit d’aguerri, mais quand même : je ne suis pas Don Juan ! Que me faut-il avouer ?
– Ce que tu veux de moi ?
– Et comment le saurais-je ?
– Tu vois, tu te défiles à nouveau… Où est ton courage ? Seriez-vous donc tous lâches ?
– Attends, attends… Ne t’énerve pas, laisse-moi réfléchir… Je suis dans l’express pour Amour, d’accord. C’est donc forcément que je cherche… quelque chose. Le tout est dans la chose, n’est-il pas ?
– Continue…
– Ou c’est l’Amour, ou c’est l’amour, n’est-ce pas ? D’un côté l’amour véritable, de l’autre la bagatelle ? Est-ce là ce qu’il me faut confesser ?
– Encore…
– Bon, eh bien j’en conviens : j’hésite encor entre les deux. J’avoue aussi n’être pas ici tout à fait par hasard. Un vieux compagnon de galère m’en avait dit grand bien de ce train dans lequel l’on trouvait mille profils, tous plus alléchants les uns que les autres. Lui, a mal fini, remarque. Il s’est vu pousser deux cornes sur le front et il s’en fallut de peu qu’il ne chaussât sabots !
– On avance, on avance…
“Je ne sais pas si on avance, pensai-je à part moi, mais j’ai l’impression que cette sorcière me tire les vers du nez ! Il va falloir ruser…”
– Donc, j’avoue, j’avoue tout ! J’ai souvent triché jusqu’au point de me convaincre moi-même que bagatelle pouvait faire amour. Ce n’est qu’une question de degré après tout, n’est-ce pas ? Mais, j’avoue encore, cela n’a jamais vraiment marché. C’est pourquoi je décide, maintenant, grâce à toi, que cette fois sera la bonne ! Je veux l’Amour, le véritable amour ! Alors, vas-tu m’aider ? N’ai-je pas tout avoué ?
– Pas tout à fait je crois…
– Ah oui, bien sûr, la compassion ; la compassion pour les victimes… Les victimes que nous fûmes de cette idéalisation du sentiment amoureux que, si souvent, j’étais seul à porter. C’est ma croix…
– Nous y voilà ! Tu peux à peine l’évoquer, et sitôt fait, te rétracter. L’Autre te serait-il si étranger que tu ne puisses le concevoir qu’en accessoire de ton histoire ? Il y a cependant grande sincérité dans tes paroles, et en plus, tu viens juste de blasphémer. C’est bon signe. Je vais donc t’aider…
– Dieu soit loué…
– Hum… Je ferais davantage confiance à mon Maître pour cela. Voici donc le marché : tu vas choisir trois profils dans ce wagon qui en contient cent spécialement affinés pour toi. Parmi ces trois profils, l’un, c’est certain, sera ce que vous appelez “l’âme soeur”, la tienne. Tu auras donc une chance sur trois de la rencontrer.
– C’est risqué…
– Détrompe-toi, la moyenne internationale est d’une chance sur trois cent millions, c’est prouvé ! Laisse-moi continuer… Une chance sur trois, donc, de rencontrer ta dulcinée. Mais en vérité bien davantage car tu pourras, grâce m’en soit rendue, lire dans la pensée de chacune des trois avant de décider.
– Je vois… C’est un pacte. Où est le piège ?
– Il n’y en a pas. Tu sais, nos techniques ont un peu évolué. Nous ne sommes pas des arriérés… Regarde, ce train, c’est nous qui l’avons créé ! Toutes ces nouvelles formes de guerre qui t’entourent aujourd’hui, c’est nous qui…
– Bon, bon, pas de piège, admettons ; mais alors quoi ?
– Rien d’autre. Ou… peut-être, oui, peut-être une cerise sur le gâteau ?
– Empoisonnée, la cerise ?
– Au contraire, écoute : tu vivras mille ans avec Elle ! Imagine : mille années d’amour !
– Ou d’enfer, si ce n’est pas la bonne…
– Allons, tu te sous-estimes. Tu es un être rationnel, très, très intelligent. Ton expérience en relations humaines de toutes sortes est si riche, si diversifiée et si judicieusement capitalisée que la probabilité d’un mauvais choix, de ta part, est infime. D’ailleurs, que risques-tu vraiment ? Mille années d’ennui ? De lassitude et d’habitudes ? C’est le lot commun de la majorité d’entre vous, et elle s’en accommode bien… Quand vous passez dix ans à faire semblant, n’est-ce pas pire que d’en passer mille à faire pendant ? En plus, à supposer que cela arrivât, à supposer que tu te trompasses, tu auras tout le temps qu’il te faudra pour le construire vraiment, cet amour idéal. Car enfin, nulle part n’est écrit qu’il fût jamais donné, sauf peut-être chez les illuminés…
– C’est bon. Tu m’as convaincu. Où dois-je signer ?
– Enfin, Guillaume, nous sommes au XXIème siècle, il n’y a plus rien à signer. Il faut juste imaginer, se transporter numériquement, s’aliéner… Notre voyage a commencé avec Cendrars, il se poursuit avec Goethe, mais le passé est le passé, et le présent est le futur. Dans “convaincu” il y a “vaincu”, c’est donc que tu m’as vaincue. Je suis à toi, tu peux m’utiliser… Choisis-donc ta première, je l’incarnerai.

A suivre ?

PS : Merci de vos éventuelles corrections grammaticales ; j’ai pris quelques risques…

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