Jardin d’hiver, c’est comme ça qu’il appellerait sa mission secrète.
Le lieu était magnifique. Magique, même. La maison, belle villa moderne et cubique, se tenait au centre d’un jardin un peu trop bien tenu à son goût, mais vaste et arboré. Au-delà du jardin s’étendait un bois touffu, visiblement laissé à l’abandon. Pas le même proprio.
D’ailleurs, ladite propriétaire de la maison le faisait entrer.
« J’ai mis du temps à vous trouver, dit-elle. Il n’y a pas beaucoup de botanistes non amateurs, par ici.
– Votre message m’a intrigué, vous parliez d’un envahissement de plantes et de mousses…
– Oui…j’ai aussi essayé de contacter des spécialistes de mousses. Au moins, je sais qu’on les appelle des bryologues, maintenant…
– Il y en a encore moins que des botanistes, par ici », dit-il en souriant.
Il la regardait, ses yeux ne cessaient d’aller vers une porte sur leur gauche, son sourire était crispé. Il déclina le café proposé et lui demanda de lui montrer ce qu’elle appelait son « salon envahi de verdure ».
Alors, elle sursauta et dit:
« Vous avez entendu ?
– Non…il tendait l’oreille. Là, il avait entendu un bruit très ténu, un glissement, un pas très léger? Quelque chose qui rampait?
-Vous n’avez pas entendu le « Bam! »?
– Non, j’ai cru entendre quelque chose, mais pas un bam!
– Ça s’est encore étendu…c’était pourtant devenu rare…soupira-t-elle. »
Il était vraiment intrigué. Lentement, comme résignée, elle ouvrit la porte fermée qu’elle n’avait cessé de regarder furtivement, et le laissa entrer.
C’était extraordinaire…et terrifiant. Et incompréhensible. Des mousses de formes diverses rampaient sur les murs et les meubles. D’autres plantes (dont certaines assez rares, il avait quand même l’œil d’un expert), semblaient surgir du sol et des meubles que les mousses avaient épargnés.
« Là…on parle sérieusement, fit-il. » Elle leva un sourcil, évidemment, ça n’était pas vraiment une parole experte.
« Mais…ça remonte à quand?
– À moins de six mois maintenant. Oui, vous avez du mal à y croire…Autant tout vous raconter, et passer encore une fois pour une folle, j’ai l’habitude. On peut sortir de la pièce ? »
Il acquiesça, même si l’endroit le fascinait déjà d’une manière irrépressible. Elle dut presque le pousser hors de la pièce. Il commençait à énumérer les merveilles qu’il voyait, barbula asperifolia, bryum versicolore…
Devant une tasse de chocolat, elle lui raconta le retour à la nature de son salon.
« Je vis ici depuis plus d’un an. J’ai fait construire la maison et c’est un paysagiste qui a fait le jardin. Il m’a affirmé qu’il n’avait pas pu amener de graines ou autres dans la maison qui puissent faire ça…Bon, ça a commencé il y a donc quelques mois. Un jour, j’ai cru entendre quelque chose. Un Bam! mais pas très fort. J’ai cru qu’un truc était tombé. Puis, j’en ai entendu d’autres, certains jours plusieurs fois dans la journée. Et c’est là que j’ai compris…
Elle but son chocolat, les yeux dans le vague.
-Compris..?
– Des trucs verts, comme de la mousse, commençait à pousser partout. J’ai déplacé des meubles, il y en avait déjà plein les murs derrière. J’ai passé du vinaigre et du bicarbonate, puis je me suis résolue à appeler un professionnel…
Retour au chocolat..
– Et?
– Et il n’a même pas eu le temps de se mettre en tenue. Je crois qu’il aurait dû mettre son masque avant d’entrer dans le salon. Je l’ai trouvé évanoui sur le sol, bras en croix.
Il la regarda, et elle soupira.
– Oui, je sais. Vous pouvez l’appeler. Il a affirmé avoir été attaqué par des spores.
– C’est…fort improbable.
– Oui. Mais depuis je fais attention dans cette pièce.
– Mais vous parliez de bruits, des Bam!
– Ce sera plus parlant si je vous montre », dit-elle en ouvrant sa tablette. Elle tourna l’écran vers lui.
Il regarda le petit film plusieurs fois. Les premières images montrent en détail un fauteuil déjà pris par une mousse d’un vert soutenu. On dirait presque l’œuvre d’un artiste. Et un pan de mur avec un tableau encerclé par une douce fougère. Puis, la vidéaste recule vers la porte et la referme. Gros plan sur la porte noire fermée.
Un moment passe. À ce moment, la propriétaire avance un peu l’image.
Un Bam! sourd se fait soudain entendre. On voit que la propriétaire qui tient son portable a sursauté. Puis, elle ouvre lentement la porte, et s’approche des meubles. On l’entend respirer plus fort. Ses mains doivent trembler, vu l’image. On revoit le même fauteuil, et le même tableau. Sauf que la mousse et la fougère ont progressé. Visiblement. En quelques minutes.
« Voilà, fait-elle après qu’il a visionné le film plusieurs fois. J’avais installé une caméra, mais on entend que le Bam! plus nettement. Tout de suite après, l’objectif est couvert. J’ai retiré ma caméra espion d’un lierre.
-Et c’est…ça progresse de façon continue?
– Non, par salves. C’est pour ça que je les laisse tranquilles, j’ai l’impression que plus je m’y intéresse, plus elles progressent. Mais c’est étrange, aussi…en fait, au début j’avais peur. Vous ne pouvez pas imaginer l’angoisse que c’était, ces inconnues évoluant dans la maison. Je cauchemardait, je rêvais de lianes qui m’attrapaient dans mon sommeil comme des serpents…Puis, c’est inexplicable, j’ai fini par penser qu’elles me portaient chance.
– Chance? Vous m’aviez l’air plutôt effrayée par ce jardin d’hiver surréaliste ?
– Oui, fit-elle en souriant, c’est le mot. C’est vrai, j’ai peur qu’elles envahissent la maison. Mais j’ai l’impression qu’elles seraient déjà sorties du salon si elles le voulaient, non ? Et puis, depuis que j’ai arrêté de les combattre, j’ai eu plusieurs bonnes surprises inespérées. Par exemple, mon chat s’était enfui, depuis trois semaines, et il est revenu. Ça n’allait pas non plus au travail, j’avais l’impression d’être poussée dehors. Et j’ai trouvé un autre emploi, ici et à mon âge. C’est inespéré, croyez-moi. Alors, je ne sais plus que penser. »
Il restait dubitatif. Quand on ne peut plus lutter, on est prêt quelque fois à accepter l’inacceptable pour avoir une paix tout à fait illusoire. Ceci dit, ce qu’il voyait ici était surréaliste, et nécessitait une enquête sérieuse.
« Mais alors pourquoi m’avoir contacté ?
– Je reste inquiète de la suite des événements. Il y a quand même encore des Bam! et à chaque fois, une plante a grandi, ou s’est étalée. Extension du domaine de la lutte, vous voyez. Mais plus raisonnablement qu’avant, je dirais. Et surtout, surtout, je voudrais comprendre.
– Moi aussi…Il faut que je prenne des échantillons et fasse quelques mesures pour commencer. »
Il était revenu avec son matériel et avait pris ses échantillons, et avait fait ses mesures hygrométriques et autres. C’était fascinant et inquiétant. Elle avait laissé la porte ouverte tout le temps. À un moment, il avait été happé par la magie du lieu. Le calme parfait. Des murmures glissaient à son oreille. Il était dans une dimension végétale, primitive et hors du temps. Dans une symbiose.
« Antoine! » Avait-elle crié d’une voix inquiète. Ramené sur terre, il avait terminé ses prélèvements et pris congé.
Deux semaines après. Antoine le botaniste est encore dans son labo. Il est tard. Il travaille sur son temps libre sur les fameux prélèvements du jardin d’hiver enchanté. Ces plantes sont pour la plupart des mousses et fougères de forêt primaire. Qui n’est plus dans cette région qu’un rêve lointain. Pas même un souvenir. Ses recherches lui ont appris que le bois qui jouxte la maison est bien un résidu de la forêt où des Druides devaient couper du gui à la serpe d’or, mais on est loin des rares forêts européennes encore indemnes. D’où viennent ces rescapées? Il coupe son ordinateur. Tout ça, c’est de la SF.
Bam!
Non…Non, il n’a pas vraiment entendu ça. Et il n’ira pas dans la salle des prélèvements pour vérifier. Il a dû rêver.
Imagination débordante. Merci pour ce texte.
Merci à vous!