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Dont l’humeur est vagabonde (Baudelaire)

 

Depuis plus de dix minutes « Dont l’humeur est vagabonde », elle clamait cette réplique à l’autre bout de la maison avec une telle véhémence, qu’il en comprenait le sens. Elle lui était destinée, à lui et non à un public imaginé.

Ce matin même, les reproches avaient fusé sur ce qu’il était ou n’était pas, sur ce qu’il faisait ou faisait au mieux de guingois, au pire même pas. Quoique, le faire de guingois n’était-il pas pire que de ne pas le faire. Il est tellement plus facile de lister tout ce qui est mal fait alors que lorsque rien n’est fait, il n’y a qu’un reproche.

C’était la logique qu’il s’était appliquée depuis des semaines. Des mois ? À bien y réfléchir, cela se comptait en année. Il aimait très peu ce type de réflexion. Elle le rendait malheureux. Non, pas malheureux, mélancolique. Une forme de douce tristesse que le faisait voyager dans un autre monde. Il pouvait être ici tout en étant au-delà. Il ne comptait plus le nombre de fois où une voix hurlait à son oreille son prénom pour le ramener sur terre. Cela avait toujours eu le don de le vexer en plus de l’attrister. Est-ce que ces personnes qui l’empêchaient de vivre sa vie imaginaire auraient apprécié qu’on leur coupe la télévision sans prévenir et sans leur demander leur avis ? Il se sentait privé de ses pensées, dépossédé de ce droit à imaginer, créer, inventer. Les parents, les oncles et tantes, les instituteurs, les professeurs, les enseignants, les éducateurs personne n’avait réussi à le faire changer. Non pas qu’il en aurait été incapable, bien au contraire ; mais il refusait de perdre ce don. Enfant il ignorait comment il s’en servirait mais une voix lui avait souffler « résiste. Reste-toi. Entretient ce don, il est comme un bouton de fleur qui, à la bonne saison, éclora. » Il avait tout de suite imaginé une fleur plus grosse qu’un tournesol dont il prenait soin au quotidien au risque d’être puni, rejeté, incompris.

Il a grandi ainsi. Habitué à être trouvé bizarre alors qu’il se trouvait étonnamment banal. À l’adolescence, il s’est aperçu que tous ses copains rencontraient les mêmes soucis que lui. En fait, il avait juste été un adolescent précoce ; incompris dès son plus jeune âge ; en marge des règles familiales avec cette envie de s’évader et de vivre sa vie selon ses rêves. Il s’était attribué le titre de HPI, Haut Potentiel Imaginaire. Était-ce le cas pour Charles Baudelaire. Il entendait des pas traverser le couloir pour transporter les vers de Baudelaire et L’invitation au Voyage. C’est certain, Baudelaire était un HPI pour voir ce qu’aucun autre n’entendait :

Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
Les soleils couchant
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

 

À chaque fois que sa femme apparaissait, il était surpris. Surpris déjà qu’une femme telle que la sienne ait pu l’aimer. Surpris qu’elle ait accepté de l’épouser. Surpris qu’elle soit encore à ses côtés. Surpris parce qu’elle a tout ce qu’il n’a pas. Il sait que la complémentarité est source d’équilibre mais à ce point. Ceci étant à force de s’opposer on finit par faire le tour et se retrouver.

« tiens tu es rentré ? »

Il ne répond pas. Les mots coincés dans la gorge incapables de trouver la sortie. Ils prennent un chemin détourné, des larmes pour s’exprimer.

Sa femme lui prend la main et s’assoit pour l’inviter à la suivre sans le brusquer. Elle comprend qu’il est parti vagabonder, encore une fois, au gré de son humeur. Elle peut parfois l’emmener tellement loin qu’il a du mal, quand il revient, à savoir qui il est. Elle lit dans ses yeux qu’il a besoin d’être réconforté, de savoir qu’elle est sa femme, qu’il a une vie bien réelle, ici. Il lui faut du temps pour atterrir, reprendre pied dans sa vie, remettre ses chaussures. Alors seulement, il pourra lui raconter.

Il s’est endormi sur le sofa, elle ne l’a pas réveillé, demain elle comprendrait.

L’odeur du jus d’orange frais, les bruits dans la cuisine finissent pas le réveiller doucement. Il est prêt. Prêt à raconter, prêt à partager, prêt à écrire. Souvent on lui demande où il trouve toutes ces histoires, comment un écrivain peut écrire autant de nouvelles en si peu de temps. Quel est son secret ? C’est presque timidement qu’il répond « le bouton s’est éclos » laissant la poésie de sa métaphore flotter pour s’esquiver.

La sonnette retentit. Un colis pour Antoine. Ces gestes sont précis, habitués à ouvrir ces cartons et découvrir la première édition de son livre. Cet après-midi, ils seront tous distribués, à sa famille, ses amis et toujours celui-là, le premier, dédicacé à sa femme. Il se souvient encore de cet état dans lequel elle l’avait trouvé le jour où elle répétait son texte « Dont l’humeur est vagabonde ». Il avait fait plus que vagabonder, il l’avait vécu ce voyage.

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