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Le diable et le notaire

                                                                                                                                                                                                                                                                     Le diable tournait en rond, les mains dans le dos et faisait des étincelles sur le sol brûlant de l’enfer. Il enrageait, il fulminait de frustration. 

Il avait toute une collection d’âmes qu’il avait obtenues soit par le charme – il pouvait se faire très beau – soit par la peur  – il pouvait se montrer terrifiant – soit par l’appât du gain car il pouvait être très convaincant. C’est souvent cette stratégie qu’il utilisait ; proposer la richesse en échange de l’âme convoitée marchait encore mieux que de promettre la beauté.

Néanmoins, cette recherche d’âmes s’avérait envahissante. Il était devenu un chercheur compulsif et jamais il n’était satisfait. Il les lui fallait toutes et comme les moyens dont il disposait étaient illimités, il rentrait chaque matin chez lui avec un sac empli d’âmes qu’il ne se donnait même plus la peine d’ouvrir – car il avait changé les règles : il exigeait les âmes tout de suite. Il refusait d’attendre la mort de leur propriétaire. Ça ne changeait pas grand-chose pour la victime qui continuait sa vie normalement mais elle ne pouvait plus ressentir ni amour, ni compassion, ni empathie.  Reconnaissez qu’on peut très bien vivre sans cela. Il y a des tas de gens sur terre qui ont vendu leur âme au diable et le monde tourne encore ; comment il tourne est une autre question.

Ce soir-là, l’envie d’une âme tourmentait notre diable de manière insoutenable ; cependant sa chambre, son salon, sa cuisine et sa salle de bain (oui, c’était un diable assez conventionnel) étaient encombrés de sacs d’âmes et il ne pouvait plus faire un pas sans se prendre les pieds dedans. Ça l’agaçait, ça l’énervait, ça l’exaspérait mais il n’en avait jamais assez.

Jetant un regard sur terre, il chercha une proie. Il y avait bien une femme seule là, dans cette chambre mais elle était belle et couverte de bijoux. Elle serait dure à convaincre et notre diable  goûtait les proies faciles. Il n’aimait pas se fatiguer, c’était là son seul petit défaut et il s’en accommodait fort bien.

Ses yeux se posèrent sur un grand bonhomme maigre comme un clou, assis à une table.  Il écrivait à la lueur d’une chandelle. Étonnant d’ailleurs car cela faisait belle lurette que l’électricité existait. De temps à autre, il mordait dans un quignon de pain.

– Rassis le pain du bonhomme ! Il date d’au moins trois jours au bruit qu’il fait sous sa dent. Pas d’électricité, du pain dur, un verre d’eau, j’ai peut-être mes chances. Je vais sortir ma panoplie “appât du gain”, ça devrait marcher.

Il enfila son costume : visage avenant, vêtements sobres mais élégants et cheveux bien coiffés. Rien d’ostensible, tout dans la retenue et la sobriété. La classe, donc.

– Je frappe ou je rentre direct ? Allez, je rentre direct !

Et il apparut devant ce grand homme dégingandé à l’air triste et maussade qui ne parut même pas surpris de sa présence.

– Poussez-vous, vous me gênez pour aller dans  la cuisine, grommela le notaire. (car c’était un notaire comme vous l’avez compris. Dans  le cas contraire mieux vaut relire la phrase précédente car les agapes de la soirée d’hier ont dû quelque peu altérer votre vivacité d’esprit.)

– Pardon ! dit le diable qui s’effaça aussitôt pour le laisser passer. Puis il attaqua :

– Vous me semblez bien en peine, mon brave homme !

– Moi ? Non, pas du tout ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

– Eh bien, cette triste pièce, ce verre d’eau, le morceau de pain que vous n’avez pas pu finir. Si dur pour vos pauvres dents !

– Ah ? Le pain ? Manger ne m’intéresse pas. J’avale ce qui me tombe sous la main uniquement pour ne pas mourir de faim. Plus vite c’est fait, mieux je me porte.

– Je comprends, mais du pain frais et une côte de bœuf bien saignante, cela ne vous tenterait pas ?

– Ah non !  Trop de travail, trop de vaisselle, trop long ! Et cette viande de cadavre, non merci vraiment !

– Alors un verre de bon vin pour faire glisser ce pain qui doit vous blesser le gosier ?

– Ah non merci ! Déboucher la bouteille, prendre un verre ! Ça va plus vite avec l’eau du robinet. D’ailleurs je ne comprends pas pourquoi toutes ces vignes partout, c’est du terrain perdu !

– Ce sont les vignes du seigneur peut-être ?

– Ne me parlez pas de lui ! C’est bon pour réconforter les peureux, les crédules et les simples d’esprit. On ne me la fait pas.

– Mais ce grabat que je vois dans le coin de cette pièce ! Comment pouvez-vous bien dormir là-dessus ? Un bon lit bien moelleux vous rendrait peut-être un peu de votre belle humeur ! Après un bon repos, on …

 Le repos n’est qu’une idée, le coupa l’autre. On a beau le chercher, on est trop ennemi de soi-même pour le trouver !

Quel rabat-joie !  pensa le diable. Il tenta autre chose.

– Mais vous vous sentez sûrement bien seul ! susurra-t-il.

– La meilleure compagnie, c’est encore soi-même, au moins on est face à un ennemi qu’on connaît, on sait à qui on a affaire, grogna le pisse-froid et il  reprit :

– Dès qu’on est plus de deux ou trois, le vacarme devient tel, les conversations sont si peu intéressantes qu’on se croirait dans un poulailler ou dans un asile d’aliénés. Non vraiment, merci mais non ! D’ailleurs qu’est-ce que vous faites là, vous ?

– Oh, je partais justement  !

Et il s’en fut, dépité, presque sur la pointe des pieds, vaincu.

– Un asile d’aliénés, murmura-t-il, une fois retourné dans son enfer, je n’ai  pas d’âme d’aliéné dans ma collection, se dit-il, en trébuchant sur un de ses sacs. Un aliéné serait-il heureux de recouvrer la raison ?

Et il endossa un costume d’infirmier psychiatrique.

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