« C’est pas vrai…ils sont encore en zone 4… » Léon, chef de la (médiocre) équipe 4, constate encore une fois en cette humide matinée du 15, que l’équipe voisine, celle qui occupe ( normalement !) la zone 3, a investi une partie de SA zone, la 4. 

Léon va devoir, encore une fois, expliquer la vie, ie les zonages, à ces demeurés de 3. 

«Où est Michel? », aujourd’hui, on se passera des amabilités inutiles. 

Une flopée d’yeux globuleux et de rangées de petites dents acérées le dévisagent, l’air stupide. 

«Donc, Michel, il est où ? Pause café, clope? Non, cherchez pas, c’est pas possible! Nageoires, dents, ouies…waou! On est des poissons! Ni café ni clope pour nous! Quoique c’est dommage, ça vous ferait quelque  chose à faire à part déborder sur ma zone et foirer toutes vos chasses! On encercle en cercle! En cercle, oui, et pas en mordant les fesses de la proie qui fuit en galopant dans MA zone, et nous remue la boue en s’enfuyant. » 

Les yeux globuleux le regardent. C’est leur stratégie, finalement, la bêtise. C’est un mur contre lequel tu ne peux rien. Tu nages dans la stupidité, avec eux. Pour un poisson, c’est le rond-point de Raymond Devos. Tu nages en rond en répétant « les zones!  Restez dans la zone! Chassez en cercle! En cercle! Ça veut dire pas tous au même endroit au même moment! Ok, salut le gnou, à la revoyure. Gnou:1, piranhas:0 ».

Finalement, Léon abandonne, il tourne son petit corps trapu et leur lance un « salut les Tuches! » qui va, comme le reste, rater sa cible. Les piranhas ne semblent pas sensibles à la raillerie. Ni à rien, d’ailleurs. À part le sang. Léon jurerait qu’ils n’ont pas lu un seul livre à eux tous! 

Il va prendre un jour de RTT, tiens…et d’ailleurs s’il ne revient pas…ahhhh! 

Léon a peine eu le temps de voir quelques lignes qui troublaient l’eau devant lui. Il s’est senti enserré et soulevé. Le contact de l’air n’est pas agréable aux branchies d’un piranha, heureusement il s’est vite retrouvé dans de l’eau. Mais pas celle du marigot de sa naissance. (Où sévissent les piranhas des équipes 1 à 4). Non. Il est dans un espace réduit. Et seul. SEUL! 

Léon s’affole. Il a été pêché! C’est pas vrai…Inouï pour un piranha, quand même. Léon tente de voir le criminel. Il cligne de ses yeux globuleux, et devine une forme féline, mais très petite, un peu trapue, d’une couleur claire. Un mini félin? Stupéfiant! (Quelle journée…)

Perséphone a réussi…Elle a pris un poisson dans son filet. Elle le regarde de ses yeux mordorés, plutôt fière. Enfin…à bien le regarder, il est assez moche. Oui, il est même vraiment laid! Mais quelle dentition! T’as pas intérêt à barboter dans cette mare trop longtemps…Imagine s’ils sont en nombre. Et bien organisés…C’est ce qui nous manque, pense la petite Perséphone, l’organisation. Si on était tous organisés, on pourrait même renverser les humains…

Le regard de Perséphone se perd au loin…Il leur faudrait à tous un leader digne de ce nom, c’est ça…

Bon, enfin, restons focus. Il faut ramener le poisson. 

Le chaton attrape son seau de plastique transparent et Léon est remué dans son eau. Il peste, en atteste les nombreuses bulles qui remontent à la surface du seau. Mais le chaton ne perçoit rien. Elle est toute à sa mission. 

Elle arrive enfin aux portes du centre de soins pour animaux sauvages où elle vit. Trimbalant son seau, (piranha toujours inclus malgré les remous), elle passe devant Claudius, qui aspire de l’eau avec sa trompe pour s’arroser le dos. Elle voit l’œil de l’enjoué pachyderme qui tourne vers elle. 

« Attends…c’est quoi? »

«  C’est pour remplacer celui que j’ai perdu. »

« Ah oui… » 

Claudius est goguenard. Il se souvient de la fureur d’un des vétos du centre. Perséphone avait réussi à s’infiltrer chez lui pour prélever un des poissons exotiques de son aquarium. La propriétaire du chaton avait réussi in extremis à la rejeter dans l’eau, mais apparemment, il se cachait depuis sous un rocher. 

« J’ai peur de comprendre, fit Claudius en se tournant vers la curieuse équipe chat-piranha. Tu penses remplacer le poisson de l’aquariophile par…ça? »

Perséph’ (comme l’appelle certains), voudrait partir avec dignité et ignorer l’éléphant. Mais elle demande:

« Pourquoi ? Il n’est pas bien ce poisson ? Lui, au moins, il est d’ici. C’est une espèce indigène, et il n’en a pas d’autres, des comme ça, le Dr Van Bosch»

Là, un sourire commence sur le visage de Claudius, qui se transforme en un énorme rire. 

« Ça oui, c’est bien une espèce indigène, et non, il risque pas d’en avoir d’autres comme ça! D’ailleurs, si tu lui colles ce truc dans l’aquarium, il ne risque plus d’en avoir d’autres…tout court! »

Perséph’ regarde son poisson. Certes, il n’est pas beau. Certes, il a l’air furax. Certes, il a de drôles de petites dents partout. Mais enfin, il n’est pas gros, il ne va pas dévorer tous les autres! Si ça se trouve, le chafouin Dr Van Bosch va adorer ce nouvel ami…

De son côté, Léon comprend que c’est mal barré pour lui. Même si sa vie dans le marigot avec les autres crétins, la hiérarchie, les zones et les process ne lui plaisait pas, risquer de finir dans une fosse sceptique ne l’enchante guère non plus. 

Un Capucin commente la scène depuis une branche élevée. Façon chœur Grec. 

« Le piranha va-t-il ou ne va-t-il pas finir dans l’eau troublée de l’aquarium hors de prix, où flotteront des morceaux de poissons dévorés vivants? Le bon Dr Van Bosch va-t-il ou ne va-t-il pas courir après le petit chaton farceur avec une masse dans toute la réserve? Tout le monde veut connaître le dénouement. » 

Claudius se gondole de rire autant qu’un pachyderme peut se gondoler. Son hilarité s’entend de loin. 

Arrive l’antilope Rose. Rose est la sagesse incarnée. Elle s’approche du seau. 

« Bien. C’est effectivement un piranha. Tu sais, Perseph’, un tel animal ne peut survivre seul. Il est fait pour chasser et vivre avec sa meute. (Son équipe, corrige mentalement Léon). Il ne vivra pas dans un aquarium. D’ailleurs, personne ne devrait vivre dans un aquarium. »

« On vit bien avec les humains, nous! », objecte le chaton.

« Nous y sommes obligés, mon chou. Toi, tu ne saurais survivre seule non plus. Et moi, blessée comme je l’ai été, je ne peux plus vivre dans la nature. Je peux partir, et mourir dans mon univers, ou rester ici. »

Perséphone a un doute sur sa stratégie. Elle ne sait plus que penser. 

« Je le ramène? » demande-t-elle.

« Attends, fait Claudius, demandons-lui. Piranha, tu veux tenter de vivre dans un aquarium, ou tu veux retourner au marigot de ta naissance?»

« Comment veux-tu qu’il réponde? » Sourit Rose. 

« Deux bulles pour l’aquarium, trois bulles pour le marigot. »

« Si un jour tu veux retourner dans la mare, tu feras trois bulles, et je t’y ramènerai, dit Perséphone. Je viendrai te voir tous les jours. » 

(Elle commence à être fascinée par ce drôle de numéro.)

Léon réfléchit. Et s’il tentait un stage dans l’aquarium? Bloub-bloub, répond-il.

Le Dr Bosch, un peu effaré de trouver un tel spécimen déposé là, sans doute par un naïf, ou un irresponsable, a installé Léon dans un aquarium, seul, à côté des autres. Aux dernières nouvelles, il ne semble pas s’ennuyer. Il faut dire que depuis sa position privilégiée, il a vue sur la vie du centre. Et la facétieuse Perséphone vient le voir presque tous les jours. Il se sentirait presque comme un…dans l’eau. 

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