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LIVRE 1

Le livre de PAUL

 Chapitre 1

Je crois bien que je devrais m’arrêter. Oui c’est cela, m’arrêter sur le bord de la route et appeler Sophie.

Mes jambes tremblent, conduire devient difficile. Je crois bien que si mes mains lâchent le volant, elles vont se mettre à trembler, elles aussi. J’ai l’impression que mon cœur bat entre mes tempes. Oui m’arrêter. Mais si j’avais un malaise, là dans la voiture sur le bord de la route… Qui s’en apercevrait ? Qui s’arrêterait ? Ne serait-ce pas bien mérité après tout ?

Une voix intérieure m’appelle au calme et me souffle qu’il est inutile d’en ajouter, la coupe étant déjà pleine. Arrête-toi, Paul et respire. Ensuite tu appelleras Sophie.

Ma vue se brouille, mes yeux clignent malgré moi et j’ai très chaud. Mes oreilles bourdonnent …

Respirer, respirer… Quelques instants passent, brumeux et angoissants. Il me semble que cela dure très longtemps : si c’était un malaise cardiaque ? J’ai peur de mourir, là, dans ma belle voiture, au bord de la route.

Puis de nouveau le bruit de la circulation vient jusqu’à moi, mon regard parvient à fixer la ligne d’horizon. Je tremble encore un peu, mais cela va mieux. Ce n’était probablement qu’un léger malaise. Combien de temps s’est-il écoulé ?

***

« Allo Sophie ?

– Bonjour Paul. Comment vas-tu ? »

Je sais instantanément qu’il s’agit d’une vraie question, de la part de la seule personne à laquelle je ne peux pas mentir. Quelques instants passent, silencieux, rythmés par le bruit des voitures et nos respirations. Sophie connaît la valeur du silence et je sais qu’elle ne le rompra pas. Elle attend ma réponse.

« Pas très bien… »

La réalité, nouée dans ma gorge ne trouve pas les mots, et mes larmes qui ne connaissent pas le chemin des glandes lacrimales, se bousculent dans ma poitrine jusqu’à éclater dans un bruyant sanglot qui me secoue de la tête aux pieds.

« Je suis là, Paul. »

Sous entendu, « je ne lâcherai pas le morceau … J’attends ».

Si j’ai appelé Sophie, c’est pour cette raison, pour partager ma détresse et laisser tomber le masque.

« Ma vie est un désastre … »

N’importe qui d’autre dans mon entourage me répondrait : mais non voyons … Pourquoi dis-tu cela, tu as une vie professionnelle brillante, beaucoup d’argent, une jolie femme, des enfants qui réussissent leurs études, une superbe maison à Fontainebleau, un appartement de 300m2 au cœur de Paris, une villa en Corse, une Porsche, une BMW et un 4X4. Tu voyages en jet privé et tu dors dans les plus beaux hôtels du monde … Que te faut-il de plus ?

Peut-être moins justement. Moins d’argent, moins de temps passé à le gaspiller, et moins de femmes aussi…

Quel magnifique cliché ! Ma vie, est ce film dont je suis le héros : « Amour, gloire et beauté ».

C’est moi qui ai choisi ce film plutôt qu’un autre. Je ne pensais pas qu’il pouvait un jour prendre des airs de drame.

« Et quel genre de désastre Paul ? »

Cela s’appelle enfoncer le clou là où ça fait mal. Mais je boirais la coupe jusqu’à la lie … Cette journée ne s’est pas écrite par hasard dans ma vie, et je dois au minimum en apprendre quelque chose, en tirer les leçons.

« Un appel, excuse-moi. Ne quitte pas surtout.

– Non, non j’attends ».

– Oui François ?

– Paul tu dois absolument te rendre ce soir sur le site de Grenoble. Ils menacent d’arrêter le travail dès demain matin.

– François, je te rappelle plus tard.

– Mais Paul, c’est grave et urgent. Je te rappelle qu’un homme est mort et l’usine est en ébullition.

– Merci François, je sais tout ça, mais là c’est bon je suis au bout. Je ne peux pas ! Je ne peux plus ! ».

– Sophie ?

– Oui Paul. Quel genre de désastre est ta vie aujourd’hui ?

– Ma femme est à l’hôpital et un des gars de l’usine de Grenoble s’est suicidé ce matin.

Je l’entends prendre une inspiration profonde. Puis le silence, et enfin :

– Que ressens-tu ?

– De la culpabilité bien sûr ! Que veux-tu que je ressente d’autre ?

– La colère ne semble pas très loin derrière, Paul.

– La colère, oui contre moi. Quel con j’ai été ! Je n’ai rien vu venir, ni pour Constance, ni pour Moreau.

– Qu’est-ce que tu aurais pu voir venir Paul ?

– Le mal-être physique de ma femme. Elle s’est plainte de maux de ventre le week-end dernier. Je me suis dit qu’il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas avec elle, et je suis parti jouer au golf avec François. Je ne l’ai pas appelé depuis le début de la semaine pour prendre de ses nouvelles.

– Tu étais en déplacement ?

– Je peux dire ça.

– Et que pourrais-tu dire d’autre ? »

Me voilà pris au piège du pacte de vérité. Pas d’échappatoire possible. Je n’aime pas parler de cela à Sophie. Mais notre histoire repose sur cet engagement mutuel et je sais que si je le romps c’en est fini de cette amitié si précieuse, de ce joyau au cœur de la grisaille de ma jolie vie dorée.

– J’étais avec une femme à l’hôtel quand ils m’ont appelé.

Je sais que Sophie n’aime pas entendre ce genre de choses. Pourtant après un bref silence, à peine perceptible, elle reprend son questionnement.

– Et qu’a-t-elle ?

– Une péritonite.

– C’est grave ?

– Assez, mais elle va s’en sortir.

– Tu es allé la voir ?

– Non. Parce que sur le chemin j’ai eu un autre appel. Pour Moreau. Le gars qui s’est suicidé à l’usine.

– Tu veux dire sur son lieu de travail ?

– Oui. Il s’est tiré une balle dans la tête, dans le vestiaire à la fin de son service.

– Est-ce qu’il y a un lien entre son suicide et son travail ?

– Evidemment, sinon il n’aurait pas fait ça, à l’usine au moment du changement d’équipe.

– Et qu’est-ce que tu sais à propos des raisons de son geste ?

– Il faisait partie de la liste des 50 qui partiront au 30 septembre. Il l’a appris hier après-midi.

– Et quelles sont les raisons de ces licenciements Paul ?

– Ecoute, je n’en peux plus de tes questions. J’aurais eu besoin d’un peu de compréhension, de tolérance. Là ton interrogatoire c’est bon, je ne suis pas encore en garde-vue.

– Paul ?

– Oui ?

– Et si tu avais eu en écho de la compréhension et de la tolérance, qu’est-ce qui se serait passé ?

– J’aurais trouvé le courage d’aller voir ma femme, comme si de rien n’était, avec un bouquet de fleurs, puis de rappeler Florence pour qu’elle me trouve un jet pour Grenoble en fin d’après-midi.

– Et que vas-tu faire maintenant ?

– Je vais redémarrer la voiture, appeler Florence et filer à l’hôpital voir Constance… Et gérer comme d’habitude.

– Comme d’habitude, Paul. Je t’embrasse ».

 Sophie a raccroché avant que je puisse lui répondre.

« Comme d’habitude » … Ces derniers mots résonnent encore dans la voiture, ou peut-être se sont-ils frayés un chemin en moi.

Que veut-elle que je fasse d’autre  que de reprendre la route, colmater les brèches, arrondir les angles, dire quelques mots tendres issus de ma culpabilité, et piquer quelques colères contre mes collaborateurs, histoire de me faire croire que je ne suis pas le seul responsable … Que puis-je faire d’autre que ce que je fais d’habitude, que ce que je sais faire au milieu de la tempête. Je n’ai pas besoin d’être coach, moi, pour savoir que ce n’est vraiment pas le moment de se lancer dans des apprentissages.

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