Une fillette de trois ans sur une photo noir et blanc. Debout, habillée d’un petit manteau chic, cheveux châtains volant devant les yeux, regard intrigué et froid ; grimace : « Pourquoi me déranges-tu ? Pour ça, crois-tu vraiment que cela en vaille la peine ? »

     La peine. La valeur de la peine. Une certaine violence. Toi, l’adulte, avec ton bonheur imaginaire, et moi, je te crois. Enfin, je te crois à peine. Et dans le fond, tout le monde le sait. Moi. Toi. Ta femme. Tes fils aussi. Toi, tu es le père : celui qui dirige, celui qui prend les photos et celui qui dit en rentrant : « C’était bien non ? » Celui à qui personne ne répond avec des mots et à qui tout le monde parle en silence. Qu’en penses-tu du fond de ton bonheur superficiel ?

Je l’ai rencontrée ce soir, cette fillette. Elle était cachée sous une table, en silence. Il a fallu que je l’approche doucement. Elle était farouche, méfiante. J’ai pleuré dès que je l’ai vue. « Je suis désolée, je n’avais pas compris le vide. Je croyais que tu n’existais plus, que le passé s’était volatilisé. Pardon. J’ai été prise par ma vie. Puis-je te prendre dans mes bras ? » Et elle est venue. Je l’ai serrée fort contre moi, longtemps, le temps de reprendre confiance, de se reconnecter, de ne plus jamais se quitter. Nos larmes étaient les mêmes. Comment imaginer que l’on s’est oublié, abandonné soi-même pendant un demi-siècle ?

 

 

Une enfant de dix ans engoncée dans une robe du dimanche rouge à carreaux, tissu rêche. Frange lisse et nette sur le front pour le cliché. Mocassins vernis noirs qui compressent ses pieds, sa base. Sourire poli. Un regard faussement présent. Elle n’a en elle que des paysages fermés.

     Et toi, tu prends l’image et tu la distribues à tes proches. Tout est formel, bien ordonné, bien aligné. Tu es fière. Où sont tes sentiments réels ? Es-tu heureuse d’être la mère de cette enfant ? L’as-tu seulement désirée ? En quand tu en parles avec son père, que dis-tu de vrai, que dis-tu d’amour sur elle ? À part son gentil petit minois (tu es chanceuse sur ce coup-là), qu’en aimes-tu ? Sais-tu au moins si elle est sensible, si elle est rassurée, si tout va bien pour elle ? Si obéir à tous les ordres lui convient ?

Je lui ai dit ce soir que je savais qu’elle s’ennuyait, que je l’avais perdue de vue parce j’avais préféré tout effacer de ma mémoire. J’ai plongé des années de ma vie dans un vortex d’oubli. Elle m’a regardée du haut de ses dix ans, comme si elle en avait cent, et m’a répondu qu’elle savait que le néant était parfois plus salvateur que les empreintes. Nous nous sommes pris les mains, les yeux dans les yeux, sourires de connivence et amour mutuel. J’ai grandi à travers elle et je vais maintenant la guider pour la délivrer du fardeau d’une enfance sévère.

 

 

Une adolescente de quatorze ans sur des rochers en Méditerranée. Encore une prise de vue en pleine grimace ; le soleil, soi-disant. Elle ne se plaît pas sur cette image conservée dans une boîte de souvenirs familiaux. « Laissez-moi tranquille avec ça. Je sais que je ne suis pas belle. »

     Et vous êtes parfaitement indifférents. Il fallait la photo souvenir, une des dernières, peut-être le sentiez-vous venir, ce drame… Un bout de papier coloré qui n’en finit pas de circuler de boîte en boîte, année après année. Potentiellement visible par tous. Embarrassant. Gênant. C’était une vie idéalisée qui n’existait pas, dont la représentation ne prenait pas matière dans le bonheur, auquel personne ne croyait. Mutisme de robots, mouvements saccadés de métal.  

Je lui ai écrit ce soir parce qu’elle n’avait pas envie de m’écouter. Je l’ai vue lire ma missive. Il suffisait de lui parler d’elle, de sa vraie personne, de ce qu’elle est, de qui elle est. Son visage s’est détendu. Le soleil s’est reflété dans ses yeux devenus clairs et son sourire s’est ouvert. Elle s’est approchée de moi et m’a interrogée du regard : « Oui, je t’accompagne maintenant pour que tu sois cette femme que tu as besoin de devenir. » Elle a posé son front contre le mien et nous avons mêlé nos souhaits, nos visions et nos courages. Fondues en une seule femme toujours en devenir jusqu’à la fin de mes jours terrestres.

 

 

Un pas vers moi ce soir. J’ai grandi en allant dans le temps, en rassemblant des moments de vie en un seul point, lequel évolue lui-même dans un espace de temps pluriel conjugué à tous les modes en simultané. Un trou de ver, peut-être, et peu importe la vision des temps puisque seule la lumière, en cette seconde, illumine l’ici et maintenant de mes instants.

 

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