Et après nous que restera-t-il ? @Manadidi

Sur la nature défleurie…une odeur âcre d’humus en décomposition domine. L’envie de retourner au sommet de la colline là où je suis enterrée, m’est apparue soudainement comme une nécessité impérieuse. Après tout, je n’ai pas encore eu le temps de visiter et de m’habituer à ma nouvelle demeure. Ma pierre tombale est facile à repérer par l’amoncellement de fleurs et de couronnes qui contraste avec la nudité des autres tombes et parce qu’un ginkgo biloba centenaire s’épanche sur elle.

L’aube y a déjà percé les ténèbres. Je distingue parmi les ombres, le mouvement furtif d’une silhouette qui m’est très familière. C’est Pirouette, ma chatte Isabelle qui se faufile le long du mur d’enceinte du cimetière. Sa présence m’apaise, je sais qu’elle ne viendra plus se frotter contre mes jambes ou sauter sur mes genoux pour s’y lover. Cette idée pourrait m’attrister mais curieusement je ne ressens pas de chagrin. Je perçois seulement avec une empathie accrue sa peur et sa soif. Un effluve de champignons fermentés et un remugle d’eau viciée m’envahit alors que Pirouette lape une flaque d’eau moussue sur une pierre creusée par les intempéries. Je sens monter en moi la vibration chaude d’un ronronnement de satisfaction tandis qu’elle se couche confortablement sur un lit de jasmin parfumé bien à l’abri contre ma stèle funéraire. Une chouette hulotte perchée sur le mur s’envole en poussant des cris perçants. Elle a passé la nuit à l’affût à chasser des musaraignes et à gober les escargots qui sortent s’accoupler dans la fraîcheur montante des soirs d’avril. Je frôle le pelage de Pirouette dans une ultime caresse avec mon corps fantôme avant de retrouver mon alcôve souterraine.

Je n’étais encore jamais entrée dans la petite chapelle de mon village, située au cœur du cimetière, où les habitants abandonnent leurs morts. Elle ne sert que pour les cérémonies d’enterrement et ce jour-là, j’ai eu la surprise de m’y sentir bien. Il pleuvait dru sur le toit de la petite église devenue refuge pour la masse compacte des amis et camarades qui s’agglutinaient autour de l’autel de granit recouvert d’un drap blanc. L’orage de grêle l’a transformée en un abri providentiel couvrant l’Ave Maria de Schubert, chanté par mon professeur de musique du Conservatoire, au point que l’assemblée s’est longtemps attardée autour de mon petit cercueil blanc. Et dire qu’il m’a fallu attendre cet ultime moment pour que ma mère accepte de me laisser porter ma magnifique robe blanche en dentelles, la robe de demoiselle d’honneur qu’elle m’avait confectionnée elle-même pour assister au mariage de ma grande sœur ! « Elle est trop salissante, et puis ces dentelles sont si fragiles, tu vas t’accrocher partout en jouant. »

Désormais me voilà bien sagement couchée dans mes plus beaux atours, endormie dans cette boite capitonnée pour toujours, écoutant l’Ave Maria qui berçait mes chagrins d’enfants, que j’écoutais quand j’avais du vague à l’âme, me réfugiant dans la musique. Alors le chant m’enveloppait dans un cocon de douceur gommant les contours acérés de mes peines, réchauffant mon cœur solitaire. Ma sœur m’a coiffée avec tendresse une dernière fois, peignant délicatement mes longs cheveux d’ébène en cascades bouclées sur mes épaules et ma poitrine. Il parait que mes cheveux vont continuer à pousser ainsi que mes ongles pendant la première année. Me voilà le visage aussi maquillé que mes poupées, avec ton fond de teint et ton rouge à lèvre. Ceux que je t’ai si souvent empruntés subrepticement, Maman, quand je jouais à me déguiser pendant tes nombreuses absences. Il fallait bien passer le temps, toute seule dans cette grande maisonnée, désertée maintenant par ma chère grande sœur.

Quand le cortège s’est formé, le soleil a brutalement fait irruption dans la nef n’éclairant que mon cercueil qui réfléchissait la lumière avec force. C’est le moment qu’a choisi Marie, qui était restée immobile jusque-là, comme une statue mariale devant l’autel dans son grand manteau bleu pour m’ouvrir ses bras et me soustraire aux regards.

La suite je l’ai complètement oubliée, aspirée par un vortex où mon esprit s’est dissout en milliards de grains de lumière unifiés les uns aux autres par ma conscience. La réalité de l’univers m’est alors apparue comme une évidence splendide dans ses multiples dimensions imbriquées comme des poupées russes où je flotte avec un sentiment de complétude et de communion universelle au gré et à la vitesse de la pensée. Je saute d’un espace-temps à l’autre comme un électron attiré par une force contraire change d’orbite autour de son noyau. La force qui me fait graviter dans ce vide sidéral est en l’occurrence la force que mon esprit puise dans les pensées et les émotions qu’il émet et qu’il capte.

Ainsi il n’est pas aisé de se mouvoir dans cet univers adimensionnel. Il m’a fallu un temps d’apprentissage de plusieurs décennies pour garder la maîtrise de mes déplacements et pour arriver à évoluer à ma guise et me rendre exactement au bon endroit dans mon petit cimetière oublié des hommes, au sommet d’une crête, balayée par les vents. En son milieu se dressent les ruines d’une ancienne chapelle avec son autel en granit à ciel ouvert. Ma chatte a disparu déjà depuis plusieurs siècles et des centaines de milliers de générations de chats huants se sont succédé sur ces vestiges pour y chasser les campagnols et y dévorer les escargots.

Aujourd’hui, il n’y a plus d’escargots, plus de campagnols, plus de lombrics ni de chouettes. A cause de la pollution des nappes phréatiques par les engrais, les pesticides et surtout à cause de l’exploitation des gaz de schistes, les animaux ont quasiment tous disparus. Cette destruction massive a commencé par les papillons, les grillons, les lézards puis les populations souterraines de taupes, de mulots, de ratons laveurs, puis les petits prédateurs : les chats sauvages et domestiques, les renards, les martres, les fouines, les genettes ont toutes été anéanties. Les oiseaux ont été les plus coriaces et les derniers à déserter notre terre devenue stérile et inhospitalière. Notre belle campagne vallonnée et verdoyante s’est transformée en moins d’un demi-siècle en une dune aride et crevassées rongée par les glissements de terrain, défigurée par les effondrements d’un sol rendu instable par les forages et battue par l’érosion des vents et du climat. Les paysans se sont tous convertis à la culture hors sol et à la permaculture dans des serres gigantesques. Mais il y a eu une catastrophe bien pire. Mon village a été entièrement rasé par un séisme de magnitude 8,7 sur l’échelle de Richter ce 27 avril 2625 provoqué par les forages de la terre en profondeur extrême. La planète survoltée par ces coups de boutoirs hydrauliques a fini par se réveiller sans sommations et a tremblé. Le tonnerre s’est déchaîné sous les pieds des hommes et au-dessus de leurs têtes, un matin clair d’hiver. Le gazoduc a explosé. Le village adossé à la colline s’est effondré avec tous ses habitants, ses bêtes et ses clameurs au fond d’une énorme fosse béante, ouverte comme une cicatrice profonde qui s’est refermée au troisième jour des répliques. L’immense faille a englouti tout son contenu comme un estomac vorace. Alors que reste-il de mon cimetière ?

La silhouette d’un gigantesque arbre à écu se découpe encore sur le ciel, seul survivant végétal de sa famille, fidèle gardien de ma dernière couche. Il veille. Au milieu de ce vaste territoire de désolation, le cimetière, miraculeusement épargné par le séisme, forme un dôme de verdure au sommet de la colline glabre. Nous étions nous les morts devenus avec nos mausolées, les seuls témoins rescapés d’une vie humaine.

Voici ma tombe difficile à identifier au milieu de tous ces blocs dispersés recouverts de lierre et de liserons, certains dressés, d’autres penchés aux inscriptions illisibles. C’est le parfum envoûtant et tenace d’un jasmin géant qui m’a guidé de loin jusqu’à ma demeure terrestre. La silhouette du Ginkgo Biloba se dresse comme un poing fermé de colère au-dessus de l’horizon desséché de ma terre natale, transformée par la bêtise et la cupidité des hommes en un désert hostile.

Mon caveau est entièrement recouvert par ce spécimen miraculé, cet arbuste unique, vieux de plusieurs siècles. Ce jasmin avait été planté le jour de mon enterrement par mes camarades de classe. Il a donné naissance à des lianes vigoureuses dont le feuillage bleuté porte des centaines de milliers de fleurs parfumées blanches à cinq pétales, réfléchissant la lumière. Mon jasmin encercle l’autel et soulève les pierres tombales voisines. Ses multiples entrelacs maintiennent debout le mur d’enceinte du cimetière, dont les galets disjoints sont scellés fermement par ce ciment végétal. Il semble puiser toute sa force de vie dans la crypte où repose mon tombeau. Dans son feuillage des merles sont revenus faire leur nid, la vie a repris ses droits avec quelques lézards et couleuvres à l’affût dans les encoignures des pierres. Des milliers d’araignées tissent leurs pièges dans son feuillage dense et retiennent l’humidité dans leurs filets qui alimentent cet écosystème. Le bourdonnement d’un essaim d’abeilles tout proche m’évoque soudain l’image de mon grand-père coiffé d’un grand chapeau cloche, en salopette avec son éternelle chemise carreaux en train d’extraire le miel des cadres. Je l’accompagnais avec fierté, accoutrée d’une combinaison de cosmonaute pour aller enfumer ses ruches avec l’acide oxalique. J’étais la seule à qui il laissait le privilège de s’approcher de ses ruches et à goûter son rare miel extrait avec parcimonie pour ne pas déranger ses amies les abeilles. Sa production se réduisait à 2 pots de 500 grammes de miel pour ses dix ruches, dont certaines étaient justement implantées dans une prairie derrière le cimetière du village. L’idée saugrenue que cet essaim pouvait être le descendant d’un essaim chouchouté par mon grand-père me traverse l’esprit. Ou bien peut être dans leur égrégore animal, ces abeilles connaissaient ce lien d’amour qui m’unissait à elles. En tout cas, l’essaim s’était bien niché au creux du feuillage fourni qui recouvre ma stèle. Je ne peux m’empêcher de l’interpréter comme un clin d’œil malicieux de mon grand-père à sa petite fille complice.

Mon cimetière s’est tout de même encore beaucoup agrandi depuis ma dernière visite sur le versant est de la colline. Un columbarium a été installé avec plusieurs centaines de niches alignées fermées par des plaques gravées sur trois niveaux. Plus surprenant encore, je découvre que le cimetière se prolonge à perte de vue par une plantation composée de centaines de chênes, de hêtres, d’épicéas, d’érables sycomores sur plusieurs dizaines d’hectares. Des arbres séculaires côtoient de jeunes pousses qui repeuplent le versant ouest de la colline. Des envolées de moineaux et des chardonnerets égayent les allées bien alignées de cette forêt dense. Je me demande alors où tous ces arbres puisent leur nourriture, l’humus, les éléments pour se développer ainsi. En m’approchant, je repère une médaille numérotée fixée sur le tronc des plus hauts arbres. Devant chacun des plus jeunes plants, une pierre taillée est dressée avec gravée dessus un simple numéro. Sur l’écorce d’un érable d’au moins quatre ans à fière allure, je lis : Capsule Funéraire N° 458. En fait, chaque arbre semble constituer la sépulture d’une personne. Je pense alors à mon jasmin. Son étonnante vitalité, son histoire liée à la mienne, le rend unique à mes yeux. Moi aussi, j’ai aidé à le faire pousser et j’en éprouve un sentiment de fierté.

Mon cimetière a pris depuis mon dernier passage, les allures d’une oasis émergeant au milieu du désert. Chose curieuse, c’est grâce aux morts, à leurs sépultures biologiques qu’un regain de vie commence timidement à renaître sur cette terre dévastée. Vivent donc encore sur cette planète des hommes intelligents et respectueux de la nature qui composent et vivent en harmonie avec elle.

Une large bouffée d’espoir chargée du parfum capiteux de mon jasmin m’envahit soudain et je remercie l’univers de sa grande sagesse.

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