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Noir . Il fait un noir profond et étouffant dans ce réduit étroit qui sent un mélange de plastique , de sueur et de rouille : il faut dire qu’on ne vient pas souvent nous chercher, et que nous ne servons guère que les jours de fête, ou de réunions de famille, et encore faut-il que les adultes aient envie de nous voir, car ce sont les seuls à avoir le droit de nous manipuler .

Aujourd’hui est un jour faste : des pas résonnent au-dessus de nous, une clé tourne dans la serrure de la porte qui ne tarde pas à grincer . On entend couiner le vieil interrupteur, une voix maugréer comme d’habitude : ” Il va falloir que je change cette fichue quincaillerie avant que l’un de nous  ne s’électrocute  !!!”, et des pas précautionneux descendre les marches qui mènent à la cave . Un rai de lumière me caresse les côtes tandis que je nous sens soulevées, et que la même succession de sons se répète en sens inverse .

Il est lent, le rythme de la marche, on dirait même qu’une certaine lassitude s’empare de notre porteur, ou de notre porteuse, je ne sais, car il cesse un instant de marcher et nous entendons très distinctement le souffle rauque de ce qui doit être un vieillard . Toujours est-il que nous arrivons quelque part, qu’il nous pose, qu’il ouvre le notre réduit, et que sans doute inondés de  lumière du jour nous prenons une bouffée d’air chaud . C’est l’été . Un échange de paroles assez vif nous surprend soudain . Ces gens-là ( combien sont-ils ? Deux ? Trois ?) discutent et nous ne comprenons pas tout car ils semblent irrités les uns contre les autres . Mais tandis que la discussion continue je me sens soudain aspirée par une main sèche et nerveuse qui m’enveloppe et me fait tourner, puis me lance et me rattrape, quel vertige ! et bientôt commence le jeu qui consiste à nous lancer loin dans le sable, avec plus ou moins de précision selon celui qui nous envoie puisqu’il doivent nous rapprocher d’un ridicule bout de bois  qui nous ressemble vaguement en portion congrue : un cochonnet .

Et je vole, je vole au gré des tours de jeu de mon lanceur . J’ai l’habitude, j’ai l’habitude…air…sable…air…sable…il arrive même qu’à la place du sable il y ait de la terre . Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui .

Le jeu passe dans un silence relatif, je sens nos lanceurs concentrés sur leurs tirs . Mais voilà que des éclats de voix recommencent à ponctuer leur discussion : juste quand j’étais à un cheveux d’une de mes collègues…je crois qu’ils ne sont pas d’accord sur le gagnant de cette manche . Ces altercations sont monnaie courante dans cette famille je ne m’en inquiète pas mais aujourd’hui c’est différent ; ils parlaient du jeu, et peu à peu cela a glissé vers des mots les uns prononcés d’une voix ferme et définitive, les autres d’une voix chevrotante et indignée : il est question de mort , d’ héritage, d’affection, de préférences, favoritisme, ces mots fusent retombent sur nous, qui attendons dans le sable, sans que nous sachions vraiment ce dont il est question .

Les mots qu’ils s’envoient semblent faire mouche à chaque coup ponctués de silences qui nous semblent plus pesants que le métal dont nous sommes faites . Le ton monte, monte, et nous ressentons jusque sur la surface de notre  quadrillage glacé une  haine contenue qui soudain éclate de part et d’autre , je n’aimerais pas être l’un de ceux-là, ils ne s’aiment pas, cela se sent : pourquoi jouent-ils ensemble ? Cela ne nous regarde pas, notre poids , lourd et sage imprime notre empreinte dans le sol de silice .

Mais les éclats d’une voix se rapprochent, et je me sens de nouveau soulevée mais par une autre main, puissante et ferme : le jeu reprend donc ?  Ils nous échangent sans doute ? Me voilà  libérée de cette écoute indiscrète, je me réjouis et j’attends le lancer . Mais quelque chose cloche, je vole, je vole, mais ne reconnais pas la consistance de mon point d’impact .

Je me réveille dans un autre univers, heureusement que je ne respire pas car me voilà dans un sachet de plastique  ,   taché de quelque chose qui s’est écaille sous mon poids quand on  m’a déposée . Il me semble que d’autres voix, plus solennelles celles-là, s’élèvent.  Des mots, encore des mots que je ne comprends pas, j’entends “sans intention de la donner”, j’entends “condamnation”, j’entends “perpétuité” j’entends et je ne comprends pas .

Je ne suis pas faite pour comprendre d’ailleurs . Je regrette mon sable, la main sèche et nerveuse, le réduit, le noir, mais qui suis-je pour regretter ?

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