Prologue.

          Dans mon métier, mieux vaut ne s’étonner de rien. A cette époque-là, je ne le savais pas encore, mais j’allais pas tarder à l’apprendre à mes dépends…
          La nuit précédant le début de cette affaire sans queue ni tête, avait été pratiquement égale à toutes les autres. Une soirée ordinaire dans mon quotidien banal. J’étais passé me jeter un godet ou deux au Black Bee Label, un trou à rats du Bronx. Croyez-moi sur parole quand je vous dis que c’est le genre d’endroit dans lequel on ne va jamais par hasard.
         L’heure était très avancée et ça aurait été étonnant de trouver le coin bondé. En même temps, il ne l’était jamais vraiment. Mais les bagarres de poivrots y étaient légion et ce soir-là n’avait pas fait exception. Je venais tout juste de mettre un pied sur le carrelage poisseux qu’une bouteille avait volé à travers toute la pièce. J’eus à peine le temps de baisser la tête qu’elle s’était éclatée contre le mur derrière moi. Deux pauvres types se disputaient à propos de je-ne-sais-quoi… Me demandez pas. D’un, c’était incompréhensible. De deux, bah… ça ne m’intéressait pas. Par contre, ce qui me concernait un peu plus, c’est que j’avais ensuite failli prendre le poing de l’un des gars. Directement dans le pif. Décidément… Le mec m’avait loupé de peu. Tellement torché qu’il avait perdu l’équilibre en tentant de balancer un crochet mal assuré dans les gencives de l’autre. On était loin du classique Cerdan/La Motta du 16 Juin 1949.
          Je m’étais simplement contenté de repousser le soulard d’un bon coup de pied aux fesses. Sa tête avait violemment rebondi contre le bois du comptoir, produisant un son creux. Assommé sur le coup. Ding Ding ! K.O. technique. Et je reconnais volontiers que ça me faisait sourire. En voilà un qui allait se taper une belle bosse et un sacré mal de crâne.
          Le deuxième, ne comprenant pas trop ce qu’il se passait, me regardait d’un air ahuri alors que je me débarrassais de mon trench coat beige et retroussais les manches de ma chemise blanche. Je m’étais ensuite mis en position de combat, mimant des moulinets des poignets, le regard brillant. Je ne saurais dire si j’étais vraiment impressionnant, s’il était plus raisonnable que son compère ou simplement trop bourré, mais le type recula maladroitement et tomba sur les fesses avant de se relever et de détaler comme un lapin, manquant de peu de dégonder l’affreuse porte d’entrée.
          Au cas où vous vous poseriez la question, oui, j’aimais bien le Black Bee. C’est étrange à dire, mais je crois que je m’y sentais un peu comme chez moi… Si on met de côté la déco qui me mettait un peu mal à l’aise. D’épaisses briques formaient une sorte de voûte tout autour de la pièce. Vous voyez le style des vieilles églises romanes ? Enlevez juste le côté sacré. Tout était plongé dans une sorte d’ambiance éthérée. Des projecteurs bleus diffusaient, dans les moindres recoins, une lumière tamisée qui se reflétait sur le plafond et donnait l’impression de voir un genre de ciel nocturne dégueulasse. 
          J’y avais mes habitudes et la scène qui venait de se produire en faisait partie. Il me suffisait même d’adresser un simple hochement de tête au patron pour qu’il comprenne ce qu’il avait à me servir. D’ailleurs, un verre était apparu juste devant moi, au moment où je me laissais tomber sur un tabouret de bar défoncé, après avoir posé mon manteau et mon fédora. Un whisky, pur malt, Irlandais, dry. Evidemment. Toujours. Ou presque. Origines familiales obligent.
          J’avais ensuite lissé ma cravate rouge d’un geste rapide, avant de faire l’état des lieux sur la population encore présente. En dehors de mon ami l’inconscient, étalé sur le sol, il n’y avait que Scotty le barman votre serviteur et un autre homme en train de se rasseoir sur une banquette. Seul. Je l’avais aperçu du coin de l’œil pendant ma superbe esquive et il avait tout de suite attiré mon attention tant il n’avait pas l’air d’être à sa place.  Maintenant que je le regardais pour de vrai, je le voyais noyer son regard dans un verre à moitié vide, contenant des glaçons aussi tristes que lui et baignant dans un liquide transparent et pétillant : très certainement de l’eau de Seltz. Il avait la mine complètement déconfite du gars désespéré et qui se retrouve au pied d’un mur qu’il n’arrivera jamais à franchir sans aide. Et c’est donc là que j’entrais en scène.
          Me levant, j’attrapai mon verre et me dirigeai vers l’inconnu. Fouillant mon pantalon de ma seule main libre, je cherchais un petit bout de bristol froissé qui devait traîner quelque part là-dedans. Retournant toutes mes poches, il me fallut un peu de temps avant de mettre la main dessus. Je finis par le trouver coincé derrière mon larfeuille. Déposant mon whisky sur la table du bonhomme, je tentais ensuite de remettre la carte vaguement en état.
          Putain Corbyn ! T’es pas sérieux… Faudrait être plus pro que ça ! m’étais-je dit en soupirant intérieurement.
          Comme je n’aurais de toute façon jamais été satisfait du résultat, je décidais que c’était convenable et glissais le machin sous le nez de l’homme qui leva timidement la tête pour voir qui venait de l’aborder. A le voir de plus près, je constatais qu’il semblait encore plus torturé que je ne l’avais aperçu de loin. Ses yeux bleus plus que soucieux viraient au rouge d’avoir trop versé de larmes. Sa barbe de trois jours était d’ailleurs humide. Il portait un costume sombre classique et bon marché qui rendait la scène encore plus pathétique. Très clairement, il était là parce qu’il avait des problèmes.
          — Je ne sais pas ce qui vous fout dans cet état, mais vous devez en avoir sacrément bavé pour vous infliger pareil traitement… lui avais-je dit en désignant son verre du menton et lui offrant un sourire qui se voulait chaleureux.
          Il me fallait tenter de le rassurer. C’était pas trop mon genre normalement, mais bon si je voulais gagner ma croûte… Fallait bien toper deux ou trois clients par-ci, par-là. La gloire et la richesse n’allaient pas arriver toutes seules. N’est-ce pas ? 
          Il n’avait pas répondu. Il serait probablement volontiers retourné se noyer au fond de son verre de mélancolie si je n’avais pas pris les choses en mains.
          — J’ignore encore comment, mais je pense que je peux vous aider… Réfléchissez-y tranquillement et quand vous serez prêts, venez me trouver à l’adresse indiquée sur ce morceau de carton. Désolé de l’état d’ailleurs…
          Du regard, il avait suivi le doigt que j’avais planté sur la carte et était resté bloqué dessus après que je l’avais retiré.
          — Je vais vous laisser, je vois bien que c’est pas le moment mais… Vous n’êtes plus seul, mon gars !
          Déposant une main amicale sur son épaule, j’y imprimai une pression rapide et rattrapais mon verre. Je l’avalais d’une traite et retournais vers le comptoir où je récupérais mes affaires. J’enfilais ensuite mon trench, ajustais mon chapeau sur le sommet de mon crâne et ayant payé ma consommation et celle de mon potentiel client, je saluais le patron avant de me diriger vers la sortie.
          J’accordai un dernier coup d’œil au pauvre homme attablé et le vis fébrilement attraper ma carte de visite pour l’examiner de plus près. Je souris. Alors que je relevais mon col pour aller affronter la nuit noire, l’inconnu lut ce qui était écrit devant ses yeux. Je crus apercevoir un rictus sur ses lèvres.

 

« Sean J. Corbyn – Détective Privé –

302 W 51st Street – Hell’s Kitchen – New-York. »

 

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