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Le géant

 

Certes, pour un géant comme ceux qui peuplaient la terre d’avant le déluge, conduire un troupeau de bœufs porter une douzaine d’autruches ou caresser un mammouth était chose facile.

Personne n’y prêtait attention si ce n’était Noé le petit homme tranquille qui aimait à observer le monde alentour, bien caché dans la niche de hautes herbes qu’il avait tressées à l’insu de son épouse -et donc de tous. Le lieu en était judicieusement choisi, l’affut adossé à un gros arbre bicentenaire et robuste, rudimentaire mais assez confortable pour pouvoir y passer plusieurs heures, offrant au petit homme un nid d’études idéal et un refuge éventuel contre les exigences domestiques. Il ne rechignait pas à faire sa part pour le bien du clan familial mais il lui semblait que plus les enfants sortaient de sa femme plus le temps passait vite, et moins il en avait pour regarder, sentir, entendre, parfois toucher tout ce vivant qui vibrait autour de lui et qu’il était si curieux de mieux connaître. Noé donc était une sorte de biologiste qui l’ignorait. Il découvrait avec un plaisir toujours renouvelé les caractéristiques de chaque animal, mâle et femelle, leurs habitudes, leurs goûts, leurs régimes, leurs besoins, leurs ennemis ; il nommait ceux qui ne l’avaient pas encore été par les anciens et aimait à repérer leurs traces sur le sol au hasard de ses journées, admiratif et reconnaissant. Il n’aurait su écrire tout cela pour la postérité mais il savait se souvenir parfaitement de tout, et avait conscience qu’il en tirait une protection accrue pour lui et les siens : il nommait cela sa « sagesse ».

Il avait bien catalogué cette espèce si proche des hommes et pourtant quelque peu effrayante par sa taille sa force et sa voix que le père d’avant son père appelait « gigante ou géant ». Il en avait vu plus d’une fois un spécimen enjamber les monts et disparaître derrière le bout du monde visible en moins de temps qu’il ne lui fallait pour manger un melon. Il avait entendu sa voix en échos profonds, senti les vibrations sur la terre de son pas lourd et puissant. Il avait d’abord tremblé puis avait dû constater qu’il n’était pas, ni lui Noé ni ses congénères, une proie adéquate pour le géant. Depuis, hésitant à le classer parmi les animaux ou parmi les hommes, voire parmi les dieux,  il s’en tenait à une relation de voisinage minimum, respect sans cordialité, indifférence sans mépris.

La culture de la terre, pour nourrir sa famille, était pour Noé une activité adjacente et complémentaire propice à développer ses talents scientifiques ; tôt il fut connu pour sa parfaite connaissance des plantes à couper, écraser, sucer, broyer, tremper, celles à laisser aux bêtes, celles à donner aux hommes,  puis très vite il eut du succès pour son art  de faire pousser la vigne et d’en obtenir des fruits magnifiques, à la saison même où la plupart des autres meurent, et il excella dans leur transformation en boisson quasi magique capable de donner le repos au vieillard ou la joie de vivre au travailleur : le vin !

Dans toute sa « sagesse » Noé n’oubliait pas ses devoirs d’humain : à chaque instant il rendait grâce au dieu qui -lui avait-on appris dès l’enfance-  lui avait octroyé la vie et du même coup l’amour du vivant. C’était le moins qu’il pouvait faire, la boucle était bouclée, il se sentait en paix.

Or Dieu voyait la sagesse de Noé, les extravagances des autres hommes, il ne pouvait s’empêcher de faire des comparaisons, ses pensées tournant en boucles autour de son amertume ; il se laissa déborder par sa rancune sans même un verre de ce bon vin de Noé pour se rasséréner car ce n’était pas la saison, il en fut d’autant plus furieux si bien qu’il appela Noé et résolut le Pire : de l’eau de l’eau encore de l’eau. Tout effacer de la surface de la terre. Sauf Noé. Pour sa sagesse. Et les animaux de toutes les espèces qui marchaient sur la terre et qu’il avait pris soin de recenser. Un couple de chaque suffirait …

Il fallait beaucoup d’eau, et aussi un dispositif pour Noé et une aide, sa famille. Un bateau, pour aller sur l’eau.  Et de quoi manger pour tout ce monde, le temps de faire la lessive. Il prépara des plans pour le bateau, Noé n’aurait qu’à affuter ses outils, couper les arbres, tailler les planches, assembler les poutres, transporter les tonnes de feuilles et de foin, conduire les couples de bestioles et fermer la porte au jour J. dans 6 mois.

Noé travaillait d’arrache-pied : dès qu’il pouvait il filait à son affût d’herbes tressées, il se montrait en appelant les animaux, tentant de les convaincre d’être au rendez-vous, c’était long, parfois décourageant quand il se heurtait à l’incompréhension ou à la peur, parfois enthousiasmant quand il faisait ami-ami avec un duo affectueux. Mais le temps passait de plus en plus vite, sans qu’aucun enfant ne sorte plus de la femme. Noé eut un temps de panique quand il pensa aux animaux qui partaient en longue file à l’automne et ne réapparaissaient qu’aux beaux jours : où étaient-ils ? il fallait aller les chercher, le bateau n’était pas fini, la terre réclamait son attention, la vigne souffrait, il devait nourrir sa famille enseigner ses fils aimer sa femme et rendre grâce… sinon ce serait le chaos ! C’est alors qu’il eut une idée : le Géant ! il respira et sourit.

Celui-ci avait déjà un nom : Og . Aller au-delà des monts, sauter au-dessus des fleuves, porter des couples de zébus ou d’hippopotames, rameuter des hordes de vivants, c’était pour lui comme un jeu. Un jeu où il gagnait à tous les coups. Il gagnait des amis qu’il sauvait du déluge, l’immense reconnaissance de Noé qu’il sauvait du désespoir, pour lui l’intense plaisir d’être utile et de se sentir bien vivant !

Bon, c’est vrai, pour les petits animaux comme la fourmi, La musaraigne, la belette, la zibeline, le ouistiti, le lapin, la grenouille et tant d’autres, ça ne lui était guère commode de les attraper avec ses grosses mains, parfois il en écrasait avec ses larges pieds, souvent il ne les voyait pas. Et quand ils étaient en foule compacte et grouillante et qu’il devait en choisir juste deux, un mâle et une femelle pour les emmener, c’est là qu’il devait faire attention, faire preuve de dextérité et de finesse… Le Géant se surpassait !

Il est un temps pour les petits et un temps pour les grands. Un temps pour le travail et un temps de repos, un temps pour la création et un temps pour la destruction. Quand le dieu de Noé annonça le jour J. tout était prêt. Les animaux entrèrent dans l’arche, mâles et femelles, puis les enfants la femme et l’homme. Et comme il commençait de pleuvoir et qu’il allait fermer la porte, Noé vit le gigantesque Og, debout sur le rivage.

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